Les « moments de vie » insérés dans les Essais sont tirés soit des livres qu’a lus Montaigne, soit de son expérience personnelle, selon une alternative qui reconduit les deux extrémités de la gradation menant du témoin simple au « sage », tous deux également et exclusivement dignes de foi.
Dans une longue addition de 1588 à la fin du chapitre « De la force de l’imagination » (I, 21), Montaigne se justifie de l’invraisemblance de certaines de ses anecdotes en déclinant toute responsabilité : « Car les histoires que j’emprunte, je les renvoie à la conscience de ceux à qui je les prens ». « Aussi, ajoute-t-il, les tesmoignages fabuleux, pourvu qu’ils soyent possibles, y servent comme les vrays » ; il avoue même choisir volontiers la lectio difficilior d’une histoire, comme étant la version « la plus rare et memorable ». Montaigne se montre donc assez peu historien dans cette démarche, qui consiste à chercher « ce qui peut advenir » plutôt que ce qui est advenu, ou pour le dire autrement, le conseil plutôt que l’événement, l’intention plutôt que la fortune.
Pourtant, Montaigne s’affirme plus scrupuleux que les historiens mêmes dans la fidélité historique aux plus légères et accessoires circonstances des événements auxquels tient selon lui la vie : il fait preuve, à l’égard du témoignage, du doute scrupuleux du magistrat. Ainsi, il lui apparaît moins hasardeux de commenter les historiens de l’Antiquité que d’écrire l’histoire présente, dont le récit s’appuie nécessairement sur la « foy populaire ». Lecteur avide des historiens, il se refuse à écrire lui-même les Mémoires de son temps – ce qui reviendrait à se faire écrivain plutôt qu’historien – par conscience de la faiblesse du témoignage. De ce refus découle l’adoption d’un style qui tient à la fois de la nouvelle et du rapport de magistrat.
On ne trouve donc dans les Essais, en guise de récits, que des « contes » relatant des traits, des incidents, avec un sens du détail auquel convient le style coupé du magistrat. L’écriture de la vie y prend la forme du procès-verbal, de l’enregistrement, en concordance avec la qualification des Essais comme registre ou comme rôle. Montaigne y procède en effet à l’enregistrement de ce qui est digne d’être noté – d’où l’importance de l’adjectif notable – à la manière des historiens les plus simples ou les plus sages : « Enfin, toute cette fricassée que je barbouille n’est qu’un registre des essais de ma vie qui est, pour l’interne santé, exemplaire assez à prendre l’instruction à contre-poil » (III, 13). Voilà donc définis les Essais comme Vie « contre exemplaire », registre de contresens et de contre-exemples, et le terme essai comme « échec » et « inaboutissement ». Par cette comparaison avec le registre du magistrat, se trouve encore réaffirmé le rapport crucial qui lie l’écriture à la vie : les Essais dévoilent leur parenté avec la main-courante et le livre de comptes, chargés de « tenir registre », de consigner et de recueillir la vie, selon l’étymologie même du terme registre, qui renvoie au verbe latin regerere « transcrire, reporter » et à l’expression res gestae « choses faites » – les « affaires courantes » en quelque sorte, par opposition aux « hauts faits ».