Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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À l’horizon de cette réflexion, se profile la question de l’identité et du moi, traitée par le biais d’une écriture du corps et de l’intime qui constitue, avec l’écriture de la mort, l’autre pan de l’écriture de la vie dans les Essais. C’est au chapitre intitulé « Sur des vers de Virgile » (III, 5) que Montaigne va le plus loin dans l’écriture de l’intimité, selon l’impératif d’une cohérence entre le dire et le faire qui le conduit à annoncer : « Je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire ». Ainsi se trouve justifiée, par cette revendication d’une liberté de parole étrangère à toute censure, la présence du corps et de ses fonctions dans les Essais, qui constituent un jalon essentiel dans l’histoire de la privatisation du corps et des besoins naturels depuis la Renaissance.

L’évocation des évacuations physiques trouve naturellement sa place dans les Essais : au chapitre « De la coutusme et de ne changer aisement une loi reçue » (I, 23), l’examen attentif de l’acte de se moucher selon les coutumes de différents peuples conduit Montaigne à mettre en doute la légitimité de l’usage du mouchoir au nom du relativisme culturel. Nombre de détails ayant trait au corps et à ses fonctions dans les Essais firent l’objet de censures au XVIIe siècle. C’est le cas, au chapitre « De laressemblance des enfans aux pères » (II, 37), de l’évocation des flatulences, ou encore des observations physiques, certes introduites dans un contexte hygiénique et médical, mais qui témoignent d’un souci du corps jugé indécent, dans les chapitres « De l’expérience » (III, 13) et « De l’art de conférer » (III, 8).

Au chapitre « De l’imagination » (I, 21), l’exemple des flatulences vient contester l’idée d’un contrôle exercé par la volonté sur les fonctions du corps. Le thème joue un rôle crucial dans la définition du moi comme intentio, voluntas ; il rejoint celui de la vanité de l’homme, selon une série de jeux de mots récurrents associant « vent du haut » et « vent du bas » par la proximité phonétique des termes « vent », « ventre » et « vanité », encore renforcée par la référence aux étymons latins vanus et ventus : « Nous sommes partout vent » écrit-il au chapitre « De l’expérience », selon une image tirée de L’Ecclésiaste. Le chapitre « Des coches » (III, 6) introduit une troisième sorte de vent, l’éternuement, jugé plus « spirituel », plus noble, que les deux autres.

La métaphore de la défécation, très fréquente sous la plume de Montaigne, qu’il s’agisse de comparer les Essais aux « excremens d’un vieil esprit » (III, 9) ou, à l’inverse, d’associer l’écriture à la nourriture, renvoie à un topos cher à Rabelais opposant d’un côté la défécation et la littérature excrémentielle, et de l’autre la nutrition et la littérature bien assimilée. Chez Montaigne, ce type de métaphores relève moins de la veine carnavalesque que d’une franchise du propos qui répond à la volonté de ne rien laisser « à couvert ». Ainsi peut se comprendre l’anecdote relatée dans « L’apologie de Raimond Sebond » (II, 12) sur les attitudes opposées de l’école des philosophes péripatéticiens et de celle des Stoïciens au sujet de la satisfaction des besoins naturels en public, qu’il s’agisse de flatulences ou encore de sexualité, selon l’exemple controversé de Diogène Laërce dont Jean de Léry rapporta qu’il avait fait l’amour en public. L’anecdote est pour Montaigne l’occasion de montrer son désaccord avec saint Augustin au sujet de la thèse de la puissance de la volonté et du contrôle de l’esprit sur le corps, contre laquelle il s’inscrit en faux. En témoigne l’ultime leçon, toute épicurienne, des Essais, donnée à la clôture du livre III : « Esope, ce grand homme, vid son maistre qui pissoit en se promenant : “Quoy donq, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?” ».

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