Le cours de cette année se présente comme la suite du cours de l’an dernier. Après avoir posé les prémisses d’une réflexion sur l’écriture de vie qui s’appuyait ponctuellement sur les auteurs cités – mais il a été davantage question de Stendhal et de Proust que de Montaigne –, il s’agit à présent de se frayer une voie à travers le texte des Essais, selon l’idée montaignienne que l’intérêt de la chasse est dans la quête, plutôt que dans la prise : « L’agitation et la chasse est proprement de nostre gisbier quotidien [...] car nous sommes nais à quester la vérité [...] » (II, 12) ; « Qui n’aime la chasse qu’en la prise, il ne lui appartient pas de se mesler à nostre escole » (III, 5). Montaigne est donc cette année au centre de notre « terrain de chasse », sous l’angle de la présence de la vie dans l’écriture des Essais.
On s’est attardé l’an passé sur la théorie actuelle du moi narratif développée par les philosophes moraux analytiques, tels Charles Taylor et Alasdair MacIntyre, et introduite en France par Paul Ricœur. Cette doxa contemporaine liant identité et narrativité inverse en quelque sorte les présupposés sur lesquels reposaient la pensée critique des années soixante-dix, en s’opposant à la condamnation de l’écriture de vie, de son abus et de son aporie, portée au XXe siècle par Proust, Sartre, Barthes ou Foucault.
Ce bref rappel du chemin parcouru l’année passée ne pouvait éviter de confronter la réflexion théorique menée dans le cadre de ce cours et la pratique même de l’écriture de vie qui l’a accompagnée, jusqu’à la publication, à l’automne 2009, du Cas Bernard Faÿ, sans qu’il y ait pourtant eu contamination consciente entre ces deux entreprises. Ce sont donc les raisons de cette ignorance réciproque entre d’une part, la main du théoricien préparant chaque semaine un cours sur l’écriture de la vie, et de l’autre, celle du biographe s’attelant à l’écriture de la vie d’un pair,lui aussi spécialiste de Proust, professeur aux États-Unis puis au Collège de France, qu’il a fallu tenter d’élucider, après coup. Ce n’est que dans le retour a posteriori sur cette entreprise contradictoire de déchiffrement d’une vie que s’est imposée sa dimension inquisitrice, sa parenté avec la démarche du détective qui force les secrets d’autrui, pénètre par effraction dans son existence, enfin cherche à donner une cohérence aux événements qui la constituent, en une chasse où la prise n’est pas toujours celle que l’on attendait...
L’œuvre de Montaigne offre aujourd’hui un point d’appui pour tenter de résister à ce lieu commun de la vie comme récit qui est au fondement de l’idéologie contemporaine : « ce ne sont pas mes actes que je descris, c’est moy, c’est mon essence » affirme-t-il au chapitre « De l’exercitation » (II, 6). Les Essais permettent en effet de saisir le moment historique du passage du genre classique des Vies exemplaires au genre moderne de la biographie individuelle et particulière, selon une perspective diachronique que les derniers cours de la session précédente avaient commencé d’esquisser à partir d’une rapide enquête sur le mot même de biographie.
À partir de l’analyse des moments de vie fugitifs, des épiphanies, des « vies minuscules », des parenthèses – comme cette allusion à la mort de ses enfants dans un ajout au premier chapitre des Essais – qui émaillent çà et là le tissu du texte montaignien, on veut saisir les rapports entre l’écriture de la vie et l’écriture du moi, qui marque l’émergence de la subjectivité moderne. L’inflation du moi traduit chez Montaigne la substitution d’un discours de vérité sur un homme particulier et approximatif à un discours d’exemplarité prenant appui sur l’examen de la conduite des grands hommes. Ainsi se comprend la célèbre formule liminaire du chapitre « Du repentir » (III, 2) : « Les autres forment l’homme ; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est ». Le verbe réciter renvoie ici moins au « récit de soi » comme relation de paroles, de faits et gestes, suivant une narration qui les relie, qu’à l’idée de liste, d’énumération d’événements discontinus, d’ébauches de récits de vie.