Après avoir rappelé la thèse de Vom Wesen der Wahrheit sur la conception scolastique de la vérité selon laquelle la concordance de la pensée humaine avec les choses suppose la concordance des choses créées avec la pensée créatrice, on a repris l’examen du dossier de l’histoire de la vérité chez le second Heidegger. L’histoire pensée en termes de changement et de métamorphose doit inscrire le double geste de la déconstruction – la destruction (Destruktion) et la répétition (Wiederholung) – dans un récit procédant à la fois régressivement (retour amont) et progressivement (retour aval). Pour aller au fond de la question de la rectitude, il faut remonter au « Premier commencement » : de la veritas à l’ἀλήθεια, de la vérité correspondance – adaequatio/όμοίωσις – à la vérité comme non-latence, non-voilement. Cette remontée de la veritas à l’ἀλήθεια est effectuée, notamment, dans les Grundfragen der Philosophie, grâce à une critique de la théorie de la double adéquation soulignant le caractère « non-grec » du verum scolastique en dénonçant la récupération thomiste d’Aristote et l’erreur des philologues classiques (W. Jaeger) qui restent plus proches des scolastiques que des Grecs. Face à la théorie de la vérité-rectitude, les Grundfragen proposent une Erinnerung an das erste Aufscheinen der ἀλήθεια, une « remémoration du premier savoir de la vérité au commencement de la philosophie occidentale ». Le terme Erinnerung, « intériorisation remémorante », qui vient s’ajouter à « déconstruction », « destruction » et « répétition », est repris dans le texte éponyme du volume 2 du Nietzsche : « La remémoration dans la métaphysique ». Ses sources sont hégéliennes et hölderliennes. Heidegger utilise Erinnerung dès 1934/35 dans le Commentaire sur les hymnes Germanie et Le Rhin de Hölderlin, puis en 1942 dans le Commentaire sur l’hymne Der Ister. On a analysé en détail le commentaire de Heidegger sur La voix du peuple, dans le cours sur « Der Rhein » (« Répétition qui approfondit, Poésie et être-là historial »), puis le §6 du cours sur « Der Ister » consacré aux fleuves comme les « disparaissants » (die « Schwindenden ») et les « pressentants » (die « Ahnungsvollen ») en insistant sur la métaphore du fleuve s’écoulant tout en restant orienté à la fois vers ce qui fut et vers ce qui vient, métaphore qui débouche sur une théorie de la remémoration authentique comme pressentiment. On a ensuite montré que Descartes constituait l’objet récurrent du travail heideggérien d’intériorisation remémorante, depuis l’Einführung in die phänomenologische Forschung jusqu’aux séminaires de Zürich de novembre 1965. On a ainsi rejoint la figure de Hegel évoquée aux débuts des cours avec Hyppolite. Pour Heidegger, la métaphysique moderne est une métaphysique de la subjectivité. Comme le disent les Beiträge zur Philosophie : entre Descartes et Hegel, il n’y a pas de « mutation essentielle » (kein wesentlicher Wandel). Descartes et Hegel sont le terme initial et celui, final, du processus de « détermination égo-logique de l’Être » caractérisant l’époque moderne. La notion d’onto-théo-égo-logie vient en ce sens remplacer celle d’onto-théologie dans le cours du semestre d’hiver 1930/31 sur La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. On a ensuite abordé la dimension politique de la critique heideggérienne de Descartes, en analysant le cours du semestre d’été 1933 (Die Grundfrage der Philosophie) et divers textes de circonstance assurant une politisation de l’Erinnerung : « La construction d’un nouveau monde spirituel » (GA 16, n°32) et « Sur l’immatriculation » (mai 1933, GA 16, n°41). On a dans le cours de 1933 souligné la dénonciation de la « fausse radicalité » du doute cartésien et la subordination du nouveau fondement cartésien à la prédominance de la conception mathématique de la méthode. Pour expliquer cette lecture on a distingué deux figures de la critique heideggérienne de l’interprétation néokantienne du cartésianisme comme « nouveau commencement » de la philosophie : l’interprértation marbourgeoise des années 1920, « déconstructrice », et l’interprétation fribourgeoise des années 1930, révolutionnaire et eschatologique. On a conclu en analysant la volonté de substitution de « l’Autre commencement » eschatologique au pseudo-« nouveau commencement » cartésien. On a illustré ce point par la lecture d’un texte des Cahiers noirs (mars 1932, et quelques remarques sur l’émergence du couple « Premier commencement » (grec) vs. « Autre commencement ».
La seconde heure a esquissé les éléments d’une synthèse et d’un premier bilan sur histoire de la vérité et histoire de l’Être en posant, de ce point de vue, la question de la différence entre Être (Sein) et Estre (Seyn). Qu’est-ce qui détermine le changement de l’essence de la vérité ? L’Être ou l’homme ? Pour expliquer la réponse de Heidegger (l’Être/Estre), on a repris quelques éléments du « Grand récit » heideggérien dans le Commentaire de la Deuxième considération inactuelle : « L’Estre lui-même décide de l’essence », « livre l’homme à lui-même », « le laisse exploiter l’étant », « lui remet de s’assurer de lui-même au milieu de l’étant, et abandonne l’étant ». Sur cette base, on est revenu aux années 1950, et à la réception française de Heidegger, et l’on a repris la question de l’histoire de la vérité en lisant « Existence et vérité » de Henri Birault (1951), texte pionnier où l’on retrouve l’Errance comme « espace essentiel de l’histoire » et où, surtout, les « époques » de l’histoire sont présentées comme les figures d’une seule et même ἐποχή. On a pu ainsi aborder le thème de l’ἐποχή de l’Être comme fondement de l’histoire de l’Être et poursuivre l’enquête en examinant dans « Temps et Être » (1962) la caractérisation de l’Époque comme « trait fondamental du destiner » et l’Histoire de l’Être comme destination de l’Être. On s’est intéressé à la reprise et à la reformulation tardive de la « déconstruction » (Abbau) en proposant l’analyse de deux dispositifs tirés de Die Geschichte des Seyns, manuscrit des années 1938/1940, offrant la synthèse des thèmes « historiaux » du « second Heidegger » : au §26 avec « Premier commencement », « Machination » (Machenschaft), « Autre commencement », « Avènement » (Ereignis) ; au §58 avec Actualité, subjectité, Volonté de Puissance, machination, abandon de l’étant à lui-même. Au fil des années Heidegger s’engage dans une eschatologie de l’Être, version ontico-historiale de l’histoire chrétienne du Salut, ayant pour horizon mobile une parousia sans le Dieu de la métaphysique, une disparition de l'homme (Verschwindung des Menschen) comme sujet dans « l'autre commencement de l'histoire de l’être », un virage dans un Ereignis dé-théologisé. Au terme du cours de 2017, nous commençons d’entrevoir, sur l’histoire de la vérité, la question qui rassemble Foucault et Heidegger et sépare le « premier Heidegger » du « second » : la lecture de Nietzsche, et sépare peut-être aussi en profondeur Foucault de Heidegger. C’est par Nietzsche, auquel les textes de Heidegger accessibles dans les années 1950 l’ont conduit, que Foucault inaugure son cours au Collège de France par des Leçons sur la volonté de savoir où il livre sa propre version d’une « destruction de la logique » (apophantique). C’est sur ce texte que nous reviendrons dans le cours de 2018, intitulé Destructionis destructio (suite) : existence et vérité, pour introduire à une reconsidération/relecture de l’archive médiévale.