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Figure de la fin du XVIIIe siècle, l’abbé Grégoire occupe une place centrale à la croisée de la Révolution française et du mouvement abolitionniste international. Aujourd’hui conservées à la Bibliothèque nationale de France (BnF), ses archives pourraient expliquer l’évolution de la pensée abolitionniste de l’abbé et la circulation des idées antiesclavagistes dans le monde de l’époque.
Rencontre avec Gabriel Darriulat*, historien de la philosophie au Collège de France.
Député du clergé avant de rejoindre le tiers état, l’abbé Grégoire est surtout connu pour son combat précoce en faveur du suffrage universel pendant la Révolution française et pour sa participation à la rédaction de la Constitution civile du clergé. Pourtant, sa pensée universaliste l’a poussé aussi à militer pour la fin des discriminations à l’égard des libres de couleur, les personnes qui, bien que non esclaves, étaient privées de nombreux droits dans les colonies françaises. Pour lui, cette égalité des droits ne pouvait être que le préalable d’une abolition progressive de l’esclavage. « L’abbé Grégoire se rallie tardivement à cette cause, en 1789, alors que d’autres acteurs de la Révolution française, comme Condorcet, militaient déjà depuis de nombreuses années », nous précise l’historien de la philosophie Gabriel Darriulat. Néanmoins, Grégoire poursuit son combat jusqu’à la fin de sa vie en 1831, même après sa marginalisation politique sous Napoléon, période durant laquelle l’esclavage fut rétabli. « Il a écrit de nombreux textes théoriques importants, dont De la littérature des Noirs en 1808, qui tente de démontrer que les Noirs ne sont pas inférieurs aux Blancs », ajoute le chercheur. Original pour l’époque, ce texte plaide pour la reconnaissance de la culture africaine et contribue à combattre les préjugés de l’époque.
En dépit de l’importance de ses actions antiesclavagistes, les recherches sur l’abbé Grégoire se concentrent plus souvent sur son rôle politique pendant la Révolution que sur sa ferveur abolitionniste au début du XIXe siècle. « Nous constatons un manque de recherches sur son engagement pendant les années de la Restauration et de l’Empire, reconnaît Gabriel Darriulat, j’espère renouveler cette compréhension à travers l’étude des archives de l’abbé Grégoire. » Le fonds d’archives conservé à la Bibliothèque nationale de France se compose de correspondances, de manuscrits de discours politiques et d’environ six cents brochures sur la traite négrière et l’esclavage, collectées ou offertes à l’abbé. Pourtant d’un intérêt majeur, ces brochures sont aujourd’hui mal connues.
Réveiller un fonds d’archives oublié
Les archives de l’abbé Grégoire relatives à la question de l’esclavage sont conservées à la bibliothèque de l’Arsenal, maintenant antenne de la BnF, et ont été constituées à partir du legs que l’abbé avait lui-même effectué à cette institution dont il avait été le directeur. Si ce fonds d’archives a fait l’objet d’un inventaire, une grande partie des brochures n’a pas encore été numérisée et le fonds n’a jamais été exploité dans sa totalité. Gabriel Darriulat souligne que « les brochures n’ont pas été étudiées par elles-mêmes, et on ne connaît pas d’articles centrés sur la manière dont Grégoire s’est préoccupé de celles-ci ». Le chercheur s’interroge même sur les rapports que l’abbé entretenait avec cette collection. « Nous savons pourtant qu’elles ont influencé l’écriture de ses livres ! » Ce constat révèle un angle mort dans l’historiographie de l’abolitionnisme français.
Pourquoi ces archives ont-elles été négligées ? Il n’existe pas de réponse simple, mais le chercheur suggère que l’intérêt historiographique pour Grégoire a fluctué au fil du temps, laissant certaines périodes de sa vie moins explorées. Toutefois, un mouvement récent en histoire s’intéresse à la redécouverte de ces fonds oubliés. « Il existe un vrai mouvement historiographique autour de l’esclavage et de la question des colonies. Cette recherche s’inscrit dans cette dynamique », explique Gabriel Darriulat. Le travail entrepris autour des archives de l’abbé Grégoire pourrait ainsi réactualiser son rôle dans l’histoire de l’abolitionnisme et offrir de nouvelles perspectives sur les réseaux antiesclavagistes internationaux de l’époque.
Un combat cosmopolite
Les brochures couvrent une large période allant de la Révolution française jusqu’au début du XIXe siècle et sont rédigées en plusieurs langues, notamment en anglais, en français, en espagnol ou encore en portugais. « Même les chercheurs spécialisés ignorent certains textes », déplore le chercheur. « Mon projet de recherche vise à créer un inventaire précis de ces documents, en les classant chronologiquement et thématiquement, afin d’offrir un outil aux historiens pour mieux saisir les idées abordées à cette époque cruciale et la manière dont elles ont circulé. »
Loin des idées reçues, les abolitionnistes du XIXe siècle se constituent déjà en réseaux internationaux. Les recherches de Gabriel Darriulat mettent au jour la dimension mondiale de l’abolitionnisme de Grégoire. L’abbé entretenait ainsi des liens avec des figures politiques importantes d’Haïti, ainsi qu’avec des abolitionnistes américains et anglais. « Grégoire pensait que la lutte contre la traite ne pouvait pas être menée d’un point de vue purement national, elle devait avoir une portée internationale », rappelle le chercheur. « J’espère reconstituer les réseaux transnationaux abolitionnistes, par exemple grâce aux nombreuses dédicaces trouvées dans les brochures ou à sa correspondance. » Ces découvertes soulignent la portée cosmopolite de l’engagement de l’abbé Grégoire, un aspect souvent sous-estimé dans les études actuelles.
Cette relecture de Grégoire, comme acteur d’un mouvement mondial, et non simplement français, offre une perspective nouvelle sur sa pensée politique. « Bien que profondément catholique et conservateur sur certaines questions sociales, comme le divorce, Grégoire fut un révolutionnaire en matière de droits humains. Cette tension entre ses convictions religieuses et son progressisme politique est une des clés pour comprendre son parcours », selon Gabriel Darriulat.
Ce travail autour des archives de l’abbé Grégoire permet aussi de réunir des spécialistes d’Haïti, d’Angleterre, des États-Unis et d’autres pays autour de ces sujets. L’objectif est de mettre en lumière la dimension cosmopolite de l’abolitionnisme du début du XIXe siècle, en s’appuyant sur le fonds Grégoire. Cela pourrait marquer une première étape vers une diffusion plus large des connaissances sur ce fonds, avec à terme, la publication d’éditions critiques de certains textes de l’abbé.
*Gabriel Darriulat est chercheur au sein de la chaire Histoire des Lumières, XVIIIe-XXIe siècle du Pr Antoine Lilti. Il bénéficie d’un contrat postdoctoral dans le cadre d’une convention de partenariat entre le Collège de France et la Bibliothèque nationale de France.