Emile Benveniste (27 mai 1902 – 3 octobre 1976)
Avec Emile Benveniste, décédé à Versailles le 3 octobre 1976, disparaît un savant qui depuis plus de trente ans incarnait sa discipline dans toute sa plénitude et sa diversité.
Il était né à Alep en 1902. Agrégé de grammaire en 1923, il s'oriente aussitôt vers l'étude des langues et des civilisations indo-iraniennes, sous la conduite de Sylvain Lévi, d'Antoine Meillet et de Paul Pelliot. Dès 1927, l'Ecole pratique des Hautes Etudes lui confie un enseignement d'iranien ancien ; sa maîtrise s'y affirme à travers une longue suite d'études sur le sogdien récemment révélé, sur l'avestique, le vieux-perse, sur la religion indo-iranienne comparée. De 1930 jusqu'à l'accident tragique qui en 1970 lui arrache la plume des mains et l'emmure dans le silence, Benveniste donne à la Société de linguistique de Paris une impulsion nouvelle ; grâce à lui, l'activité de la Société, la tenue des séances, la qualité du Bulletin, où paraissent la majorité de ses travaux, conservent le haut niveau que Meillet leur avait assigné.
Cependant la grammaire comparée de l'indo-européen subissait de profondes mutations, après la découverte et le déchiffrement de langues naguère insoupçonnées. Emile Benveniste, l'un des premiers, a l'intuition que les principes mêmes de la reconstruction préhistorique doivent être remis en question. Sa thèse sur l'Origine de la formation des noms, ouvrage hardi et puissant, le qualifie à la succession de Meillet dans la chaire de « grammaire comparée » du Collège de France, où il entre en 1937. Après une interruption de quatre ans pendant laquelle il trouve refuge d'abord en France du Sud, puis en Suisse, il reprend son enseignement en 1944. Tout en multipliant ses contributions à la philologie iranienne, son effort se développe désormais dans deux directions parallèles, la grammaire historique et la linguistique générale. L'intérêt croissant qu'il porte aux problèmes morphologiques et de structure devient de plus en plus sensible. Il s'attache à l'histoire de la pensée saussurienne, à la critique de Sapir et de Jespersen. Il s'initie à des langues exotiques. Il pousse l'analyse des notions de signe, de fonction, de système. Il montre plus clairement qu'on ne l'avait jamais fait la nécessité de toujours distinguer rigoureusement les faits de langue et de parole. En matière de grammaire historique, il est attiré par les problèmes les plus difficiles, par l'exploration des secteurs les plus obscurs du monde ancien : vieux latin, étrusque, sumérien, tokharien, hittite, arménien. Philologue sans fausse honte, il n'a pas non plus dédaigné l'humble enquête sur le terrain, soit aux confins du Pamir, soit chez les Amérindiens de l'Alaska. Dans l'un de ses derniers livres – et non des moindres – il aborde systématiquement l'analyse de l'onomastique persépolitaine sur la base d'un matériel inédit. Dans le domaine de la sémantique et du vocabulaire, où il excellait, sa doctrine repose sur la lecture renouvelée des grandes littératures, grecque, latine, française. On reste confondu devant l'ampleur de ses dépouillements et la richesse de son information, toujours de première main.
Emile Benveniste possédait à un rare degré deux talents complémentaires : la rigueur logique dans l'analyse des faits et l'art de construire de vastes synthèses. De là vient la place qu'il occupe parmi les linguistes modernes. De tous ceux qui se sont réclamés de Ferdinand de Saussure, seul il n'a jamais dévié du droit fil tracé par le maître genevois. Son œuvre est un équilibre de la raison et de l'expérience ; elle porte la marque du classicisme.
Le professeur, l'homme, dont la réflexion scientifique paraissait absorber toute la vitalité, était d'un abord plutôt froid et réservé ; mais il émanait de sa frêle personne, sans cesse tendue vers l'expression juste, une élocution dense, nerveuse, incisive, dénuée d'apprêt et de rhétorique. Son enseignement, comme sa conversation, inspirait l'admiration, un attachement passionné qui, chez plusieurs de ses disciples, en France et au dehors, est allé jusqu'à la dévotion.
Il nous laisse pour testament deux chefs d'oeuvre de la pensée et du style, les Problèmes de linguistique générale et le Vocabulaire des institutions. Comme l'a écrit Joseph Vendryes, en concluant la recension d'un de ses ouvrages, Noms d'agent et noms d'action : « en même temps qu'ils rempliront d'aise les vieux comparatistes les plus exigeants en leur donnant pleine confiance dans l'avenir de leur science, de pareils livres fourniront pour longtemps aux jeunes des modèles à admirer, et à imiter, s'ils le peuvent ».
Emmanuel Laroche, 1977.
Référence
Imprimée
Laroche E., « Emile Benveniste (27 mai 1902 – 3 octobre 1976) », L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 78, 1977, p. 59-60.