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Résumé

Le modèle de lecture humble et bienveillante proposé par Les Bergers d’Arcadie de Poussin semble avoir fait long feu. Beaucoup de lectures contemporaines se veulent revendicatives, sinon accusatrices. La raison en est une prise de conscience radicale des discriminations, qui modifie la lecture des textes, même et surtout des textes anciens et classiques. L’écrivaine américaine d’origine philippine Elaine Castillo fournit un bon exemple de ce type de lecture avec son essai de critique littéraire How to Read Now, paru en 2022. On s’y confronte à un éthos rhétorique de la colère, définie par Aristote comme le sentiment éprouvé par celui qui est victime d’une injustice flagrante. Cet habitus de la colère, avec les excès qui le caractérisent, est typique de la posture militante contemporaine : on formule des propositions inacceptables en l’état et dénuées de valeur normative en espérant qu’elles auront une efficacité politique et permettront de rétablir un certain équilibre. Une telle performativité de l’hubris, qui consiste à s’imposer de façon virile dans l’espace public en imposant sa présence par tous les moyens, loin des codes du savoir-vivre et du respect d’autrui, est aussi partagée de façon paradoxale par les personnalités les plus conservatrices et réactionnaires.

Pour ne pas préempter la réflexion, on évitera de parler de wokisme, terme péjoratif désignant une pluralité de mouvements pour la justice sociale. Comme l’objectif poursuivi, à savoir la lutte contre les discriminations et les injustices, est a priori louable pour peu qu’on partage des valeurs d’humanité et la défense des droits humains, il semble difficile d’en critiquer la légitimité dans un monde où les mouvements ultra-conservateurs et réactionnaires se révèlent bien plus puissants. Il n’empêche que la manière de faire de ces mouvements radicaux de justice sociale, parfois excessive et outrancière, peut à l’occasion paraître critiquable, voire contre-productive.

Pour Castillo, la lecture d’un auteur racisé produite par un lectorat non racisé serait minée de l’intérieur. C’était fondamentalement la thèse d’Edward Said : pour peu que l’auteur vienne d’Occident, tout discours sur l’Orient serait marqué par un biais négatif, comme si les structures d’interprétation étaient invariables, alors qu’elles sont en réalité sans cesse l’objet de tensions, de déplacements et d’affaiblissements. Castillo voit ainsi dans « le suprémacisme blanc […] une éducation culturelle globale dont la fonction première est d’empêcher les gens de lire […] les vies des personnes qui se situent en dehors de son cadre ». Il serait impossible de communiquer son expérience à ceux qui n’appartiennent pas à sa propre communauté, la littérature se montrant incapable de franchir la barrière entre les gens. C’est l’idée moderne de littérature qui est incriminée, à savoir la possibilité d’utiliser le langage d’une manière impersonnelle.

Cette attitude antiformaliste s’est aujourd’hui généralisée. À l’extrême-droite comme dans la critique décoloniale, le contrôle idéologique des textes passe par un rejet de l’appréciation purement formelle, considérée à droite comme le masque de l’immoralité et de la transgression et à gauche comme celui d’un suprémacisme intolérable. Le formalisme aura été une parenthèse rêvée, d’un siècle à peine, dans l’histoire longue de la lecture et de l’appréciation des œuvres : une parenthèse de liberté pour les artistes et les écrivains. Le balancier de l’histoire est allé dans l’autre sens, et il est à craindre que l’on ne reste encore longtemps dans la domination du jugement politique et moral sur les œuvres aux dépens de l’approche formelle.