Ce Débat d’histoire de novembre 2017 a pour objet la « globalisation de l’histoire » entendue comme la mise en histoire du monde par les historiens européens, qui ont construit le passé de toutes les parties du globe avec les codes, les catégories, les découpages propres à l’Occident. Dans son livre récemment paru, La Machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde, Serge Gruzinski trace la généalogie de cette hégémonie à partir d’une idée forte et originale : « c’est au XVIe siècle, et plus précisément dans l’Amérique des Ibériques, que surgit ce qui deviendra le tremplin de la conscience historique européenne ». Cette hypothèse, qui donne sa charpente au livre, permet de formuler des questions essentielles. Comment les chroniqueurs et les missionnaires espagnols ont-il pu écrire l’histoire de peuples et d’empires dont ils ignoraient totalement l’existence avant 1492 ? Peut-on considérer comme des narrations historiques les codex peints par les peintres indiens, avant ou après la Conquête ? Comment l’écriture de l’histoire à la manière européenne a-t-elle capturé et colonisé les mémoires indigènes ?
Pour répondre à ces interrogations, Serge Gruzinski, examine, d’abord, les raisons qui incitent les administrateurs et les missionnaires à écrire l’histoire des peuples américains colonisés et évangélisés. S’attachant particulièrement à l’œuvre du franciscain Toribio de Benavente, dit Motolinía (le « petit pauvre » en nahuatl), Serge Gruzinski analyse les modèles, les sources et les difficultés rencontrés par un écriture historique qui part de rien. Les modèles sont ceux fournis par le récit biblique et l’histoire ecclésiastique ; les sources, les codex peints et les paroles vives qui les expliquent ; les difficultés, celles posées par la conciliation entre chronologie chrétienne et calendrier indigène, ou par l’incertitude quant à l’origine des Indiens, qu’il faut pourtant situer dans l’histoire universelle du Salut.
Les codex peints sont la source essentielle et unique pour retrouver l’histoire des Indiens avant et après la Conquête. Mais quel est leur statut ? Des expressions de l’idolâtrie des indigènes, comme les pensent les Espagnols qui les détruisent massivement, ou des lieux de mémoire pour les Indiens, qui les utilisent comme preuve de leurs droits contre le pouvoir colonial ? Sont-ils une manière indienne d’écrire l’histoire ? La réponse n’est pas simple. La confrontation entre la narration de Montolinía et les images des codex de Texcoco pourrait suggérer le parallélisme entre deux manières de décrire le passé – en cas le processus de « civilisation » de la vallée de Mexico. Mais conclure ainsi serait oublier deux faits essentiels. D’une part, très rapidement, dès les années 1540, les peintres indiens et leurs commanditaires, souvent indiens eux aussi, ont incorporé les codes et les conventions imposés par les Espagnols (en effaçant, par exemple, toutes références aux dieux, aux sacrifices et aux lieux des cultes préchrétiens). D’autre part, comme l’a montré Serge Gruzinski dans ses précédents livres, en particulier La Colonisation de l’imaginaire et La Guerre des images, les catégories mentales des Indiens sont irréductibles à celles de leurs colonisateurs et évangélisateurs.
De là, la tension entre le constat de cette irréductibilité et la nécessité de la désigner à l’aide de notions et de représentations propres à la tradition occidentale et partagées par les missionnaires du XVIe siècle et l’historien du XXIe siècle. Il en va ainsi des distinctions entre sacré et profane ou entre réalité et surnaturel, de la datation linéaires des événements, la catégorie de causalité. Affirmer la radicale différence des manières d’être au temps des peuples indiens et, pourtant en rendre compte avec des concepts qui sont ceux de l’Occident est la difficulté qu’affronte avec lucidité Serge Gruzinski, pris entre la reconnaissance d’invariants anthropologiques, qui permettent les comparaisons entre cultures et la compréhension de l’altérité, et l’identification des radicales différences, qui sont le fondement même des métissages et des acculturations.
Sa généalogie de « la globalisation de l’histoire », déplacée dans la seconde moitié du XVIe siècle, s’attache aux écrits qui embrassent la totalité des espaces transatlantiques et les liens entre Europe, Afrique et Amérique – c’est ce que fait Las Casas dans son Historia de las Indias et son Apologética Historia Sumaria – et à ceux bien qui inscrivent une histoire locale dans une perspective de globalité : c’est ce que le font les contributeurs métis qui répondent au questionnaire des Relaciones geográficas de l’administration de Philippe II et qui, paradoxalement, réhabilitent le passé préhispanique de leurs nations en le situant dans le présent de l’empire espagnol, ainsi implicitement dénoncé. Cette réécriture, qui réinterprète l’idolâtrie, décrite comme un monothéisme qui s’ignorait, ouvre la voie à l’imposition hégémonique due la manière européenne de l’histoire, qui est, tout à la fois, colonisation des mémoires indigènes, séparées de leur passé, et histoire officielle d’un monde soumis à l’autorité du roi ou des rois très chrétiens.