La conversion par la science. L'Europe moderne au miroir de la Chine
Le « Débat d’histoire » de novembre 2016 a pour thème la « découverte » de la Chine par les missionnaires et savants européens aux XVIe et XVIIe siècles. « Découverte » paradoxale d’un immense empire connu depuis le XIIIe siècle grâce à la large circulation manuscrite de la relation de Marco Polo. Mais comme le montre Antonella Romano dans l’ouvrage qui nous servira de guide pour ce voyage en Asie, intitulé Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (XVIe-XVIe siècle), plusieurs raisons rendent nécessaire à partir de la moitié du XVIe siècle la connaissance de cette terre de l’Orient extrême. D’abord, la découverte de l’Amérique qui oblige à penser le monde comme un globe où sont mis en rapport continents et océans ; ensuite, dans le sillage des conquêtes, le projet d’une évangélisation universelle, donnant réalité au sens premier de « catholique ».
La Chine qui connaît l’écriture, l’imprimerie, les écoles – dont le gouvernement est guidé par la raison et les lois – et dont les peuples semblent sans religion est, par excellence, une terre de mission en attente de la parole chrétienne (comme l’avait été en son temps un autre empire, celui de Rome). En pénétrant au cœur même de la Chine, en convertissant son empereur, les missionnaires envoyés par Rome feront de cette promesse une réalité.
Les Jésuites furent les premiers et plus fervents acteurs de cette œuvre immense. Pour la mener à bien, un triple investissement leur fut nécessaire : linguistique, avec l’apprentissage du chinois ; mathématique et astronomique, pour satisfaire les empereurs, fils du ciel ; cartographique, afin de situer la Chine sur la carte du globe. C’est ce que fait Mateo Ricci sur les différentes mappemondes qu’il dessine à chacune de ses étapes du voyage en Chine qui le mène jusqu’à Beijing et à l’empereur. Pour les Jésuites, « la carte précède l’évangile », écrit Antonella Romano, et la mission savante doit conduire à la conversion. De là, leur participation au Bureau impérial où étaient discutées les questions astronomiques et la réforme du calendrier.
L’entreprise n’était pas sans risque. Dans et hors la Compagnie, les critiques se multiplièrent contre ce qui était perçu comme détournement de l’astrologie naturelle au service de l’astrologie judiciaire, celle des prédictions condamnées par l’Église et de la vénération du ciel. Ricci avait utilisé pour nommer le Dieu chrétien le mot qui désignait le Ciel des Confucéens. Les critiques, portées par les dominicains et franciscains envoyés en Chine à partir de 1630, visèrent aussi l’acceptation par les Jésuites des rites chinois. D’où une querelle qui dura jusqu’au XVIIIe siècle.
La collecte et la publication des écrits, imprimés ou manuscrits, qui décrivaient la Chine ne furent pas sans effet en Occident. Elles obligèrent à de profondes révisions, tant épistémologiques que théologiques. Le crédit donné aux observations directes rompait avec la certitude de l’équivalence entre les choses vues, les choses entendues et les choses lues et devenait le critère de validation des livres chinois. Par ailleurs, les chronologies des annales dynastiques chinoises ne pouvaient qu’ébranler celle tirée de la Bible.
Les savoirs sur la Chine imposèrent des rencontres inattendues. Leur production ignorait les oppositions confessionnelles (plusieurs grands textes jésuites sont imprimés dans des villes protestantes, à commencer par Amsterdam), résultait de collaborations volontaires ou involontaires entre sujets de différents souverains, et établissait un lien étroit entre connaissance et information. Mais d’autres frontières furent plus résistantes. Hors les mathématiques et l’astronomie, la science chinoise demeure réfractaire aux innovations européennes : « face à l’hypothèse d’un métissage des cultures savantes, la cartographie chinoise offre un excellent exemple d’imperméabilité » écrit Antonella Romano. La légitime attention portée par les historiens aux connexions et hybridations ne doit donc pas masquer son envers : la persistance des cloisonnements, des indifférences et des rejets.
Le livre d’Antonella Romano sera présenté et discuté, en présence de son auteur, directrice d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales et directrice du Centre Alexandre Koyré, par Stéphane Van Damme, professeur à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Stéphane Van Damme est le maître d’œuvre du premier volume de l’Histoire des sciences et des savoirs, publié au Seuil, que nous avons présenté dans ces Débats en janvier