Débats d'histoire

Décembre 2016 : Musique et dictature

Avec : Roger Chartier, professeur du Collège de France et Esteban Buch, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Musique et dictature

Le débat d’histoire d’aujourd’hui a la forme d’une conversation avec Esteban Buch, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où il dirige le Centre de recherches sur les arts et le langage.

L’occasion de ce dialogue nous en est fournie par la publication de son dernier livre intitulé Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature. L’ouvrage est publié aux Éditions du Seuil dans la collection « La librairie du vingtième siècle » dirigée par Maurice Olender. Le point de départ en est les quatre concerts qu’en juillet 1980 l’Orchestre de Paris, dirigé par Daniel Barenboïm, donna dans l’Argentine des militaires. Ce sont eux qui, depuis le coup d’état du 24 mars 1976, avaient installé un régime totalitaire, nationaliste et « catholique », caractérisé (et stigmatisé en Europe dès 1977)  pour la brutalité de la répression : arrestations arbitraires, séquestres, tortures, viols, rapts de bébé, assassinats et vols de la mort. Il s’agit donc, d’abord, pour Esteban Buch, sur le rôle de la musique dans une situation de dictature. Est-elle nécessairement instrumentalisée par le pouvoir et l’oligarchie qui le soutient ? Ou bien est-elle comme une île où, pour un temps, sont oubliées les contraintes et les souffrances du présent ? Ou encore peut-elle être une forme de résistance à la tyrannie ?  

Mais l’interrogation est plus profonde encore. Dans son dernier concert, l’Orchestre de Paris a joué  la Cinquième symphonie de Mahler, ouverte par la marche de deuil qui donne son titre au livre, Trauermarsch. Cette musique est-elle entrée en consonance avec la situation politique du moment ? Comment l’enthousiaste public du Teatro Colón a-t-il reçu l’œuvre ? Certains des auditeurs l’ont-ils associée à leur présent saturé par la mort ? C’est à cette question qu’entend répondre Esteban Buch en reconstituant, à la fois, le contexte polémique de la tournée, marquée par les différences d’opinions entre les musiciens et la fureur de certaines autorités argentines devant le refus de quelques-uns d’entre eux de participer à toute réception officielle, et le déroulement du concert du 16 juillet, deux jours après la crise diplomatique déclenchée par cet appel. Savoir comment les auditeurs du 16 juillet 1980 ont entendu la symphonie de Mahler, sa marche de deuil et la lamentation de l’adagio n’est pas chose aisée. Les documents manquent, la mémoire d’un temps déjà lointain incertaine et, de toute façon, il est difficile pour tous les témoins interrogés, de mettre des mots sur les souvenirs de leurs émotions.

La tentative permet à Esteban Buch de poursuivre avec ce nouveau livre ses recherches et ses réflexions sur les rapports entre musique et politique. L’enquête a privilégié plusieurs approches. D’abord, en 1999, avec le livre La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, il s’est attaché aux appropriations multiples, contradictoires, conflictuelles, d’une même partition. Ensuite, dans un livre publié en 2011 aux Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, L’Affaire Bomarzo. Opéra, perversion et dictature, il a analysé un spectaculaire cas de censure, celle  d’un opéra, Bomarzo de Ginastera interdit en Argentine par le régime dictatorial du général Onganía en 1967. Avec le livre aujourd’hui paru, Esteban Buch pose la question fondamentale de la signification politique de la musique ? Réside-t-elle dans les potentialités de la partition ? Est-elle produite par l’écoute des publics ? Ou bien est-elle définie par les associations que construit chaque auditeur en croisant ses émotions musicales et les expériences de son  existence ?

La Cinquième symphonie de Mahler contient-elle « une volonté politique inconsciente d’elle-même », qui pressent les violences à venir et donne à entendre celles du présent de Mahler ? C’est ce que pensait Adorno et ce que récuse Bruno Walter pour qui « nous avons là de la musique et rien d’autre ». Les auditeurs argentins de juillet 1980 l’ont-ils associé à une forme de recueillement ou de protestation ? Rien ne l’indique dans les témoignages recueillis. L’effet politique de la tournée est certain mais sans que pour autant la partition de Malher ait été investie d’une signification politique et éthique.

Esteban Buch applique le même questionnement à d’autres musiques. Le rock national argentin a-t-il été le lieu d’une protestation secrète, d’une dénonciation allégorique des militaires ? Et, lorsqu’il composa en 1977 son œuvre Le Tribun. Dix marches pour rater la victoire, Mauricio Kagel, lui-même argentin et dénonciateur des crimes contre les droits de l’homme, pensait-il à la dictature argentine ? Les réponses oscillent entre les indices qui permettent de lier la musique avec la tragique réalité politique et, d’autre part, les associations qui surgissent dans la mémoire des auditeurs ou de l’auteur, Esteban Buch, entre telle ou telle composition musicale et les souffrances infligées par les crimes des tyrans argentins.

Ouvrage