Les histoires d'Alexandre
Dans le chapitre XXXVI du Second livre des Essais, Montaigne compare les « trois excellents hommes » qu’il met « au-dessus de tous les autres » : Homère, Epaminondas qu’il juge finalement « le plus excellent » et Alexandre le Grand. De ce dernier, il loue non seulement « tant de vertus militaires, diligence, prévoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, résolution, bonheur, en quoi il a été le premier des hommes », mais aussi « l’excellence de son savoir et capacité, la durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d’envie ». Montaigne ajoute : « encore longtemps après sa mort ce fut une religieuse croyance d’estimer que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux ; et que plus de Rois et Princes ont écrit ses gestes qu’autres Historiens n’ont écrit les gestes d’autre Roi ou Prince que ce soit, et qu’encore à présent les mahométans, qui méprisent toutes autres histoires, reçoivent et honorent la sienne seule par spécial privilège ».
Il n’est pas de meilleure introduction que ce texte pour le « Débat d’histoire » d’aujourd’hui. Le thème en sera les représentations et appropriations de l’histoire d’Alexandre depuis les premiers textes, grecs et latins, qui la racontent jusqu’aux présences contemporaines, dans la politique et la fiction, du conquérant macédonien. Ce parcours ambitieux entre les siècles et les cultures (y compris celles des « Mahométans mentionnés par Montaigne » est rendu possible grâce au livre inédit que Pierre Briant a publié il y a peu dans la collection Folio Histoire de Gallimard. Son titre est : Alexandre. Exégèse des lieux communs.
Pierre Briant y poursuit et amplifie une recherche « de longue haleine » consacrée aux représentations d’Alexandre. En 2012, il en avait donné les premiers résultats dans un ouvrage, déjà publié par Gallimard, Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, dans lequel il étudiait les liens multiples noués entre la moitié du XVIIe siècle et les années 1830 par les historiens et les philosophes entre l’histoire des expéditions et des conquêtes asiatiques d’Alexandre, en Égypte, en Perse, en Inde, et l’expansion ou la colonisation européenne de leur temps. Avec ce nouveau livre, Pierre Briant a élargi son enquête de multiples manières : en considérant une très longue durée qui mène du IVe siècle avant Jésus-Christ à notre présent, en faisant une large place aux traditions non européennes de l’histoire ou du mythe d’Alexandre, en prenant en compte non seulement l’Alexandre des historiens, mais celui des peintres et de sculpteurs, des romanciers et des cinéastes, et même celui des groupes de rock « heavy métal ».
Pierre Briant est chez lui au Collège France, dont il est l’un des professeurs émérites. En le suivant sur les pas d’Alexandre, celui de l’histoire et celui des légendes, nous pourrons aborder dans la conversation d’aujourd’hui les grandes questions qui sous-tendent toute sa réflexion : ainsi, les usages politiques contradictoires du passé, la résistance des mythes au savoir historique, ou encore les liens forts – même s’ils sont refusés ou cachés – qui lient ce savoir, construit par les historiens de profession, avec les fables de la fiction, les préjugés des peuples ou les intérêts des nations et des états.
Les multiples « histoires » d’Alexandre s’inscrivent dans une tension fondamentale : d’un côté, la prolifération des appropriations de la geste du héros, de l’autre, la répétition de l’opposition entre la conquête civilisatrice et la conquête destructrice. Cette longue durée des mêmes motifs trouve sa raison tant dans la rareté des sources historiques grecques et romaines (Plutarque, Diodore de Sicile, Quinte-Curce, Arrien) – toutes produites à distance des faits eux-mêmes – que dans les multiples traductions, adaptations, réécritures du Roman d’Alexandre, composé en grec entre le IIe et le IVe siècle après Jésus-Christ et traduit en latin, puis dans toutes les langues de l’Orient et de l’Occident. C’est ce roman, historique et merveilleux, qui inspire l’Alexandre byzantin et médiéval, instrument de Dieu et premier croisé, et l’Alexandre perse ou arabe, croyant d’Allah.
À la force de l’« interprétation coloniale » d’Alexandre, dont les conquêtes sont supposées avoir désenclavé le monde, fusionné les peuples et développé l’Asie, Pierre Briant oppose la nécessité d’une « histoire à parts égales » du vainqueur macédonien et des vaincus perses et, plus largement, une « histoire multipolaire » qui prend en considération le demi-siècle entre 350 et 300 av. J.-C. et les processus qu’il qualifie de « transitions d’empires ». De là, la possibilité « d’arracher l’histoire de l’empire achéménide à l’hellénocentrisme » et, inversement, « l’impossibilité d’écrire l’histoire d’Alexandre sans connaître de l’intérieur celle de l’Empire achéménide ». L’étude des constructions légendaires et des usages politiques suscités par les conquêtes d’Alexandre est la condition indispensable pour bâtir l’histoire qui, en en démontant les formes et les raisons, nous rend plus proches de la réalité du passé qu’elles imaginent ou instrumentalisent.