Cervantès à la première personne
Le dernier Débat d’histoire de cette année universitaire (mais nous nous retrouverons à la rentrée prochaine), sera consacré à l’un des grands morts de l’année 1616 : Miguel de Cervantès. Il était juste de le rencontrer après avoir, en avril dernier, partagé la compagnie de Shakespeare, lui aussi mort en 1616. Nous ferons cette rencontre en compagnie de Jean Canavaggio, professeur émérite de l’Université Paris X-Nanterre et ancien directeur de la Casa de Vélazquez. Jean Canavaggio est l’un des plus grands spécialistes de Cervantès auquel il a consacré de nombreux ouvrages. J’en mentionnerai quelques-uns qui ont jalonné son voyage cervantin. Tout d’abord, en 1986, une biographie de Cervantès, considéré comme la plus importante depuis celle publiée en 1913 par Fitzmaurice-Kelly. Elle a été rééditée par Fayard en 1997 et traduite en de nombreuses langues (dont l’espagnol). En 2001, il a dirigé les deux volumes des Œuvres romanesques complètes de Cervantès, publiés par Gallimard dans la Bibliothèque de La Pléiade et il a traduit lui-même Don Quichotte. Cette traduction vient d’être rééditée dans un volume séparé, qui ne contient que le Quichotte. En 2005, il a publié un livre fondamental consacré à l’histoire des réceptions, interprétations et appropriations de Don Quichotte. Publié par Fayard, cet ouvrage a pour titre Don Quichotte, du livre au mythe. Quatre siècles d’errance. Ces trois ouvrages ne donnent qu’une idée trop maigre de l’œuvre de Jean Canavaggio, qui a écrit sur le théâtre du Siècle d’Or, l’Espagne du temps du Quichotte et la littérature espagnole – dont il a coordonné une Histoire publiée chez Fayard en 1993 et 1994.
Il n’est donc pas de meilleur guide pour dévider quelques fils de la vie de Cervantès. Le premier sera celui de la présence de l’écrivain dans son œuvre. Plus que d’autres, Cervantès a pratiqué ce que Jean Canavaggio a désigné comme « autobiographisme », soit directement dans les dédicaces ou prologues de ses œuvres, soit indirectement en faisant de certains épisodes de sa vie (par exemple sa capture par les corsaires barbaresques et les cinq années passées dans les prisons d’Alger) la matière de la fiction – ainsi paraît le récit du captif dans Don Quichotte ou celui de Ricaredo dans L’Espagnole anglaise. À cette présence dans l’œuvre s’ajoutent les documents nombreux sur, ou de, Cervantès (par exemple son mémorial de 1590 demandant un emploi en Amérique, ce qui lui fut refusé).
Un second fil qui lie la vie aux livres est celui des géographies cervantines. Celle des voyages de l’auteur, comme soldat, comme captif, comme munitionnaire, comme collecteur d’impôt. Celle des espaces de la fiction, élargis depuis la Manche de la première partie de Don Quichotte aux Espagnes de la Seconde et des Nouvelles exemplaires et, plus encore, avec Les Travaux de Persilès et Sigismunda, le grand livre de Cervantès (du moins à ses yeux), qui conduit le lecteur d’un Nord mythique – celui des mers glacées, des naufrages et des îles, des sacrifices humains et des lycanthropes – à un monde méditerranéen traversé par les personnages devenus des pèlerins en chemin pour Rome.
Troisième fil : celui de la religion de Cervantès. Était-il l’humaniste chrétien qu’ont voulu certains ou un catholique inspiré par les dévotions de la Contre-Réforme ? Comment concilier son entrée dans la Congrégation des Esclaves du Très Saint Sacrement et dans le Tiers Ordre de Saint-François avec la tolérance religieuse attribuée à certains de ses héros ? La comparaison de la perception, dans Don Quichotte et dans le Persilès, de l’expulsion des morisques (décidée par le roi en 1609), la relation entre Cervantès et les milieux des « conversos » ou encore les juifs convertis de force ou de gré après l’expulsion de 1492, sont des pièces à verser à ce dossier.
Enfin, il faut s’interroger sur les raisons qui ont fait de l’« histoire » narrée dans Don Quichotte (car c’est ainsi que Cervantès désigne son livre) l’œuvre fondatrice du roman moderne. Est-ce, parce que, comme l’indique Francisco Rico, l’œuvre est écrite dans la « prose domestique » de la vie, à distance du style artificiel des romans que Cervantès parodie ou moque : le roman de chevalerie, le roman pastoral (genre auquel il s’est essayé avec La Galatea en 1585) et le roman picaresque ? Ou bien faut-il inscrire cette modernité dans un effet inédit du texte : la présence des personnages et des épisodes hors le livre du fait de leurs appropriations très précoces (qui commencent dès 1605) par les fêtes carnavalesques aristocratiques ou religieuses, par les dramaturges de toute l’Europe (y compris Shakespeare) et par les peintres, les graveurs et les illustrateurs ? Ce fut en tout cas une particularité unique du livre écrit par Cervantès jusqu’au XVIIIe lorsque, à leur tour, Pamela, Paul et Virginie, ou les personnages Rousseau sortirent des pages imprimées.