« Sur les bords menaçants de l’océan du charabia »

Résumé

Certains écrivains célèbres se sont attaqués à l’œuvre de Valéry. Jules Romains lui reprochait notamment sa « mystification créatrice ». Dans Les Hommes de bonne volonté (tome XII, chapitre 14), le personnage de Strigelius est modelé sur Valéry : il s’agit d’un littérateur composant de façon purement formelle un poème dans lequel on reconnaît un pastiche du « Cimetière marin ». C’est que la littérature de Jules Romains se voulait interventionniste, faite selon l’idéal de l’« unanimisme », en totale opposition avec le caractère dégagé de la poésie valéryenne.

En 1947, alors qu’elle cherche à se faire un nom dans les milieux littéraires, c’est Nathalie Sarraute qui s’attaque à Valéry dans « Valéry et l’enfant d’éléphant », paru dans Les Temps modernes au grand dam de Jean-Paul Sartre, admirateur de Valéry. Elle reprenait les mêmes arguments que les critiques des années 1920 : préciosité, hermétisme de pacotille (« Mallarmé rayon calicot »). Faussement naïf, le ton adopté veut faire rire de Paul Valéry, alors décédé depuis deux ans). Cette critique, faite de jugements cruels à l’emporte-pièce sur des vers isolés, ne tenait pas compte du fait que Paul Valéry voulait construire un effet général par ses poèmes et non pas écrire une suite de vers admirables pris individuellement. Valéry comptait sur la longueur pour créer l’état poétique. Tirer un vers de son contexte, c’est trahir une construction en cours.

Reprocher à Valéry de faire dans le meilleur des cas un pastiche de la poésie classique, comme le fait Sarraute, c’est aussi ne pas comprendre son projet. En affirmant qu’« il n’est rien de plus neuf que l’obligation d’être neuf » (« Remerciement à l’Académie française », 1927), en dénonçant dans le Cours de poétique la « néo-manie » en vigueur, Paul Valéry manifestait son admiration pour les grands écrivains, tels que Bossuet ou Racine, qui ne cherchaient pas la nouveauté ni l’originalité. Écrivant La Jeune Parque en pleine guerre, il faisait une œuvre déjà postmoderne, par laquelle il cherchait à résister par le travail mémoriel à la destruction du monde.

Il y a chez Sarraute une dimension de critique morale, presque puritaine : la littérature devrait correspondre à une réalité de l’auteur, à une sincérité. Or, toute la démarche de Valéry souligne la différence entre l’origine des objets d’art – souvent accidentelle et vaine – et leur essence – le résultat de ces œuvres et leur valeur intellectuelle. Ce sont là des objets de réflexion qui se trouvent au cœur de son Cours de poétique, et qui font affleurer un moi déstabilisé par son œuvre, qui lui devient étrangère et le désolidarise de lui-même. Un tel « écart », si important dans la théorie de Valéry, invalide tout possible orgueil du créateur, que lui reproche à tort Nathalie Sarraute.

Le refus valéryen du roman indisposait également la romancière. L’attaque contre Valéry n’est en fait qu’un prétexte pour Sarraute à démonter les discours littéraires : on en retrouve des échos directs dans son roman Les Fruits d’Or en 1964.

À bien des égards, l’offensive antivaléryenne de 1927 et des années suivantes modifia le discours de Valéry, qui se défendit par un discours théorique nouveau. Jusque-là, ses textes critiques portaient sur des auteurs particuliers. Désormais, ce seront des discours généraux sur la poésie et la littérature dans une perspective théorique. C’est de fait le Valéry du Cours de poétique qui émerge à partir des attaques, un Cours qui répond à tous les arguments des adversaires car Valéry y rétablit l’équilibre par rapport à une poétique hyperformaliste qui lui avait servi de provocation dans le paysage littéraire de l’entre-deux-guerres.

Non, dit-il au Collège de France, la poésie n’est pas qu’un simple jeu. Oui, elle est basée sur l’expérience sensible du poète. Oui, la sensibilité est première. Oui, le poète est relié au reste du monde. Oui, le grand écrivain est celui qui maintient la dignité de l’humanité dans la pensée.

On trouve là la meilleure réponse à tous ceux qui pensent que Valéry ne serait pas sincère dans sa poésie. Car c’est le reproche fondamental adressé à Valéry, sous la plume d’André Rouveyre, de Jules Romains, de T. S. Eliot, d’Yves Bonnefoy, de Roland Barthes : un supposé manque de sincérité.

Certes, comme Bonnefoy l’a bien senti, Valéry a choisi son camp, celui de la beauté apollinienne, le camp de ceux qui croient que, dans leur impersonnalité même, le concept et la conceptualité ne sont pas étrangers à la poésie ni même à l’émotion poétique, convaincus que c’est dans la pensée que réside la plus haute dignité humaine et que la poésie n’a pas à être étrangère à cette dignité de la pensée. Il s’agit d’une poésie du sujet universel, par-delà les genres du masculin et du féminin, dans la mesure où la pensée abstraite permet d’aller vers ce qu’il y a de plus universel en chacun de nous, à savoir le sentiment de l’être, ce que Valéry nomme le moi pur.

Cette variation de la valeur de l’œuvre, qui fonde la critique de Sarraute à l’encontre de Valéry, avait été théorisée par Valéry lui-même. Autrement dit, le texte de Sarraute est à bien des égards l’application de la théorie de Valéry sur la fiducia, sur le crédit qu’on accorde ou non aux œuvres, et sur les actes de langage. Sarraute applique de manière au moins inconsciente des principes développés dans le Cours de poétique, et sa remise en cause des valeurs a été rendue possible par Valéry lui-même et par l’acuité de sa critique de l’institution littéraire.

Ainsi l’intelligence ou l’esprit déployés par Valéry se retournèrent-ils finalement contre Valéry lui-même. C’est le destin général de l’esprit de se retourner contre lui-même, et Valéry en eut une conscience très nette, notamment dans le Cours de poétique en 1943, mais il n’en faut pas moins continuer avec lui de placer sur l’esprit, sur l’intelligence, tous nos fonds disponibles.