Les récits de Commerson, Bougainville et Cook ont gravé dans l’imaginaire européen une image idyllique du séjour à Tahiti, véritable paradis terrestre, et de l’hospitalité offerte par les hommes et les femmes tahitiennes. Pourtant, une lecture attentive des journaux de bord révèle une réalité différente : les relations avec les Tahitiens furent souvent tendues, les conflits nombreux, ainsi que les malentendus et les incompréhensions. La scène inaugurale, souvent oubliée, est une véritable bataille navale. Le 24 juin 1767, dix mois avant l’arrivée de Bougainville, le navire anglais Dolphin, commandé par le capitaine Samuel Wallis, ouvrit le feu sur les pirogues tahitiennes qui essayaient de l’attaquer, tuant et blessant de nombreux insulaires. Par la suite, les relations s’apaisèrent, mais cette démonstration de force instaura une asymétrie entre les deux partenaires.
Les échanges se développèrent alors selon une double modalité : le troc, ou commerce silencieux et immédiat, vite régulé par des conventions tacites, et l’alliance personnelle, fondée sur le don et le contre-don, que les Tahitiens dénommaient « tayo », terme que Français et Anglais ont traduit par « amitié » ou « friendship ». En suivant les analyses de Vanessa Smith, on peut réfléchir aux ambiguïtés de cette « amitié », que les Européens traduisaient dans le nouveau langage européen de l’amitié affective et désintéressée, reprochant aux Tahitiens de leur dérober des objets. À l’inverse, ceux-ci dénonçaient les violences des marins : « tayo maté » : vous êtes nos amis et vous nous tuez, est le cri de protestation élevé par des femmes tahitiennes devant Bougainville.
Dans les récits européens, la liberté sexuelle des femmes tahitiennes est un thème récurrent. Mais le mythe de l’île de Cythère, dédiée aux plaisirs de l’amour, est une projection fantasmée et littéraire, qui recouvre une réalité bien plus sordide, où des jeunes filles étaient encouragées, et peut-être contraintes, à avoir des relations sexuelles avec les nouveaux venus. Pour l’anthropologue Serge Tcherkézoff, ces pratiques étaient des cérémonies rituelles visant à capter le pouvoir surnaturel des Européens, et ceux-ci se seraient totalement mépris en n’y voyant qu’une forme d’hospitalité sexuelle. La lecture des textes invite à une interprétation plus nuancée. Les rapports entre les femmes tahitiennes et les marins semblent relever du double registre de l’échange décrit précédemment : un commerce sexuel qui évolue progressivement vers une forme de prostitution ; l’échange de femmes dans le cadre de l’alliance personnelle de type taio. Les navigateurs européens l’ont en partie perçu : leurs récits témoignent d’un embarras qui les conduit à décrire des détails troublants et contradictoires, tout en les recouvrant d’un discours littéraire qui idéalise la situation avec complaisance.