Dans son Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot évoque la présence d’Ahutoru, le Tahitien ramené par Bougainville de son voyage autour du monde (1766-1769), mais il lui dénie toute capacité à comprendre ce qui lui arrive, à donner un sens à son expérience et à son voyage. Il en fait une victime, mais une victime passive et mélancolique. Puis il l’écarte pour mettre en scène des Tahitiens fictifs, auxquels il fait tenir un discours philosophique, une dénonciation du colonialisme et une critique des hypocrisies de la culture européenne. Le texte est ainsi emblématique des ambivalences des Lumières : audacieux, voire radical, dans la critique des préjugés, mais réservant l’exercice de cette critique aux seuls Européens.
Que peut-on savoir d’Ahutoru, de son séjour d’un an à Paris (1769-1770), des raisons qui l’ont poussé à embarquer avec les Français ? Comprendre son histoire, c’est revisiter l’histoire des premiers contacts dans le Pacifique. Ahutoru n’est pas le seul Polynésien à avoir voyagé avec les Européens, dans ces mêmes années. Mai, Tupaia, Hitihiti ont embarqué avec les Anglais lors des expéditions de James Cook, et Mai a passé deux ans à Londres, de 1774 à 1776, avant de repartir sur l’île de Huahine, au Nord-Ouest de Tahiti. Pautu a voyagé jusqu’au Pérou avec les Espagnols en 1773, il a été baptisé à Lima, puis il est reparti à Tahiti avec une mission catholique. Le cours de cette année essaiera de suivre ces personnages entre Tahiti, l’Europe et l’Amérique espagnole, de façon à mieux comprendre une histoire tissée de rendez-vous manqués et de malentendus productifs. Nous réviserons beaucoup d’idées reçues, héritées de la vision enchantée produite par les navigateurs du XVIIIe siècle. Cela implique une réflexion sur l’historicité plurielle des sociétés, sur les acquis et les renouvellements de l’anthropologie historique, sur l’histoire des premiers contacts et sur la façon de travailler avec des sources rares et fragmentaires. Faut-il accepter de travailler contre l’archive, en utilisant les ressources de l’imagination pour écrire des histoires impossibles, comme le propose Saidiya Hartman avec la notion de « critical fabulation » ? Ou faut-il au contraire faire des « fictions » produites par la rencontre un objet de l’enquête historique. Cette séance d’introduction plaide pour la seconde voie, et envisage les conséquences de ce choix. Elle se termine en évoquant le film d’Albert Serra, Pacifiction (2022) et la longue durée des fictions politiques de Tahiti.