Cette deuxième séance est consacrée à poser le cadre de la rencontre, à la veille de l’arrivée de Wallis et Bougainville à Tahiti, en nuançant l’opposition habituelle entre des Européens poussés par la curiosité scientifique et l’esprit d’aventure et des Tahitiens prisonniers de leur monde insulaire et de leurs croyances traditionnelles. La curiosité des premiers est indéniable, mais elle s’appuie avant tout sur une erreur géographique, une croyance fausse partagée par les plus grands savants européens : l’existence d’un vaste continent austral. Cette hypothèse ancienne enflamme à nouveau l’imagination des savants européens à partir du milieu du XVIIIe siècle. Louis Moreau de Maupertuis, auréolé de son expédition en Laponie et de son statut de secrétaire de l’Académie des sciences de Berlin, publie une Lettre sur le progrès des sciences, dans laquelle il s'imagine converser avec les habitants des mers du Sud, « des hommes sauvages, des hommes velus, portant des queues, une espèce mitoyenne entre les singes et nous ». Le président de Brosses prolonge la réflexion dans son Histoire des navigations aux terres australes, qui plaide pour une grande expédition dans le Pacifique. Il s’enthousiasme à l’idée des richesses que doit offrir ce continent inconnu et de la gloire que la monarchie française retirera de sa découverte.
De l’autre côté du monde, selon la tradition orale recueillie par les missionnaires anglais au début du XIXe siècle, un prêtre du dieu Oru aurait prophétisé l’arrivée d’étrangers sur une grande pirogue sans balancier venus détruire les coutumes ancestrales. Faut-il accorder du crédit à cette prophétie ou n’est-elle qu’une construction rétrospective ? Sur quelles sources peut-on s’appuyer pour connaître l’histoire de Tahiti avant l’arrivée des Européens ? Une approche critique de la documentation permet de révoquer en doute, dans le cas de Tahiti comme dans d’autres cas comparables, le thème de la prophétie ou des présages annonçant l’arrivée des Européens. En revanche, il est très possible que les Tahitiens aient gardé le souvenir du naufrage du Afrikansee Galei, un des navires de l’expédition néerlandaise Jabob Roggeveen, aux Tuamotu en 1722. À l’arrivée des Anglais, en 1767, ils n’auraient été ni terrorisés ni stupéfaits : ils connaissaient déjà l’existence d’hommes au teint pâle voyageant sur de grands navires sans balancier.