Les écoles et la littérature

Résumé

M. Civil, dans son introduction à l'édition de la série dite Proto-Ea, a souligné que les listes de signes et autres exercices du même genre étaient généralement détruits presque immédiatement par effacement, puis remodelage de la tablette, afin d'économiser l'argile. La conservation de ce genre d'exercice ne s'est donc produite qu'accidentellement, par interruption brutale du processus de « recyclage » dans les écoles (é-dub-ba) : « Il semblerait dont que dans une é-dub-ba bien tenue aucune tablette d'exercice n'ait été conservée pendant une longue période. Occasionnellement, une tablette peut avoir été déplacée et perdue – et donc sauvée pour la postérité – mais la masse des tablettes était selon toute vraisemblance détruite lors du déroulement normal des activités scolaires. C'est seulement lorsque ces activités étaient brutalement interrompues par un évènement catastrophique qu'un grand nombre de tablettes d'exercice était conservé. »

Tous les spécialistes de la littérature sumérienne et des écoles ont repris depuis cette conclusion, en raison de l'autorité qui s'attache à tout ce qu'a écrit M. Civil, incontestablement un des meilleurs sumérologues qui ait jamais existé. Mais le parallèle avec les documents d'archives permet de modifier cette vision, en prenant en considération les cas où des tablettes scolaires ont été retrouvées dans les murs de certaines maisons, ou entre deux sols, ou dans des aménagements comme des banquettes, ou encore dans des fosses : il s'agit alors du résultat, non pas d'un « événement catastrophique », mais d'une césure de moindre ampleur dans l'occupation du bâtiment, qui continua malgré tout à être occupé, même si l'habitant changea. Et c'est seulement dans le cas d'un abandon total que l'on trouve les tablettes in situ, une situation finalement assez rare. Au lieu du « tout ou rien » de M. Civil, on peut introduire un état intermédiaire. Le sort des tablettes pouvait donc être :

Le recyclage, qui sauf exception ne laisse pas de trace ;
La mise au rebut, qui permet de retrouver les tablettes dans un contexte secondaire ;
L'abandon sur place, suite à un incendie, une attaque ennemie, etc. qui détruisit complètement le niveau d'occupation.

Dans cette perspective, le cours a été consacré au réexamen de la situation des écoles et des tablettes scolaires dans le sud du royaume de Samsu-iluna, suite aux troubles qui ont marqué ses années 9 à 12. Il faut distinguer deux cas : celui des villes qui ont été abandonnées et détruites en l'an 12 de Samsu-iluna, comme Larsa et Ur et celui des villes situées plus au nord, qui ont été perdues par le roi de Babylone pendant la révolte de Rim-Sin II, mais reconquises dans le courant de l'année 11 et tenues jusqu'en l'année 29 : c'est le cas d'Isin et de Nippur. Il faut d'emblée souligner les difficultés que rencontre ce type d'enquête. Beaucoup de textes proviennent soit de fouilles clandestines, soit de fouilles anciennes pour lesquelles nous n'avons pas de renseignements précis sur le contexte de leur découverte. Par ailleurs, la sensibilité à la date de copie des textes littéraires est un phénomène récent en assyriologie.

On s'est d'abord intéressé au cas de Qišti-Ea, connu par les colophons présents sur six tablettes conservées à Yale et très probablement originaires de Larsa. On y trouve le nom de l'apprenti-scribe et la date de la copie ; il s'agit du règne de Samsu-iluna, le nom de l'année 11 étant parfois noté à la suite de celui du roi. Trois textes appartiennent à la correspondance royale, trois autres au genre des débats et dialogues. Un doute sérieux existe sur l'ordre d'étude : Lettres puis Dialogues ou Dialogues puis Lettres : la seule chose qui est sûre, c'est que notre apprenti étudia les deux genres successivement, sans qu'on soit certain de l'ordre de succession, sur une durée d'un an. Ce cas montre que la reprise en main de Larsa par Samsu-iluna n'introduisit pas de rupture, ce que l'examen des documents d'archives avait déjà suggéré : manifestement, les écoles ont continué leurs activités – jusqu'à l'arrêt brutal qui suivit la fin de l'année 11 de Samsu-iluna.

On est ensuite revenu sur la situation à Ur. La maison « n^o 1 Broad Street » (quartier AH), qu'il s'agisse d'une école ou pas, n'entre pas dans le cadre de notre étude, puisque les textes datés les plus récents sont de l'an 16 de Rim-Sin. En revanche, le cas de la maison « n^o 7 Quiet Street » (quartier EM) est bien différent. On sait qu'y vécut une famille de purificateurs, dont les traditions particulières mettaient en avant le dieu Enki et les divinités de son entourage. La présence de tablettes scolaires ne laisse aucun doute sur le fait que cette maison servit de cadre à un apprentissage scribal. Qui plus est, elles reflètent un curriculum qui correspond assez bien à celui que décrivent les textes académiques sur l'é-dub-ba : copies de listes lexicales, d'inscriptions royales, de textes sumériens littéraires, ainsi qu'exercices de calcul et de géométrie. Il est assuré qu'à la fin du règne de Rim-Sin, les fils de Ku-Ningal entretenaient une activité scolaire dans leur maison. Cette activité fut-elle poursuivie jusqu'à la fin ? On peut en douter si l'on se rappelle le paradigme de M. Civil cité en introduction. On a en effet remarqué l'absence d'une catégorie de tablettes scolaires : les listes de signes. Or précisément la maison « n° 7 Quiet Street », détruite soudainement par un incendie, en l'an 12 de Samsu-iluna, fournit un cas idéal : si de tels exercices n'y ont pas été retrouvés, ce peut être qu'il n'y avait plus d'activité scolaire dans la maison dans les années qui ont précédé immédiatement sa destruction.

Il n'y eut pas à Isin, comme à Uruk ou à Larsa, de tentative pour faire renaître une royauté locale : Isin, comme sa voisine Nippur, passa sous la coupe de Rim-Sin II, mais Samsu-iluna en récupéra durablement le contrôle en l'an 10 de son règne ; les deux villes n'échappèrent définitivement au royaume de Babylone que vers l'an 29 de Samsu-iluna. Leur cas devrait être donc différent de celui d'Ur ou de Larsa. En quoi les événements politiques ont-ils pu affecter la formation des scribes ?

Le site d'Išan Bahriyat, l'antique Isin, a été fouillé par l'Université de Munich durant 11 campagnes, entre 1973 et 1989. Les découvertes les plus importantes ont été faites lors de la 8^e campagne, en 1984, dans le secteur dit Nordostabschnitt (NO III et IV). Plusieurs bâtiments ont manifestement servi de cadre à un enseignement, mais C. Wilcke a recommandé la plus grande prudence dans l'emploi du terme d'« école ». Un des bâtiments de ce secteur semble avoir été la maison d'un chef-lamentateur (gala-mah) nommé Ur-Nininsina. Celui-ci était déjà connu par un contrat où il acheta un champ en l'an 15 de Samsu-iluna. On a retrouvé dans sa maison un vase contenant un recueil de 11 incantations en partie en akkadien et en partie en sumérien, publié par C. Wilcke dès 1985, mais aussi une grande tablette contenant la copie de plusieurs inscriptions royales, ainsi que divers documents d'archives. Voilà qui montre qu'une formation scribale avait lieu dans la maison d'un chef-lamentateur. On a donc indubitablement les vestiges d'un enseignement qui s'est poursuivi après le retour d'Isin sous contrôle babylonien et jusqu'au moment où Isin échappa à Samsu-iluna, en l'an 29.

Les fouilles américaines de la fin du XIX^esiècle à Nippur furent à la fois très fructueuses et un véritable désastre : de très nombreuses tablettes ont été découvertes, mais en raison des techniques de fouille encore très sommaires, leur contexte archéologique est quasiment inconnu. On sait seulement que beaucoup de tablettes paléo-babyloniennes, documents d'archives et textes littéraires et scolaires, ont été découvertes dans ce qui fut appelé de ce fait « Tablet hill », la colline aux tablettes. La fouille de ce secteur a repris lors de la 3^ecampagne de l'expédition conjointe Chicago-Philadelphie, en 1951-52 ; deux secteurs ont alors été dégagés, nommés TA et TB, livrant environ 1 500 tablettes et fragments. On constate qu'un certain nombre d'archives familiales, qui débutent sous les rois d'Isin, s'arrêtent non pas en l'an 29 de Samsu-iluna, mais dès l'année 11, ce qui montre l'ampleur des problèmes liés aux révoltes contre le roi de Babylone. La thèse développée par E. Stone est que la crise de l'an 11 de Samsu-iluna entraîna aussi la disparition de l'enseignement scribal, deux décennies avant que le quartier ne soit abandonné. Un réexamen des données, à la lumière de l'exemple d'Isin, permet de remettre en cause cette conclusion. On a retrouvé dans la maison « F » des fragments scolaires dans le dernier niveau d'occupation : il y eut bien destruction au moment de la révolte, puis la maison fut rebâtie et occupée jusque sous Ilima-ilum (SAOC 44 12), et des activités scolaires y furent maintenues.