Deuxième volet de l’étude consacrée à ce document et prenant la suite d’une analyse textuelle, cette leçon a pour objectif une analyse contextuelle du texte et des principales sources susceptibles d’en expliquer la genèse. En effet, l’analyse précédente ayant démontré que le texte de l’édit se distinguait par certains points essentiels de textes administratifs et juridiques antérieurs, et que les connexions suggérées avec des textes occidentaux n’allaient guère au-delà d’un vœu pieux, le défi reste de trouver comment l’idée de cette transformation avait germé dans l’esprit des bureaucrates et hommes d’État ottomans dans les mois qui avaient précédé la proclamation de l’édit le 3 novembre 1839. Pour ce faire, nous ne disposons que de très peu de documents ottomans : le seul qui puisse être mis en rapport direct est un procès-verbal du conseil de la Sublime Porte dont on ne connaît même pas la date, mais dont la teneur comporte des recoupements évidents avec le texte de l’édit. La documentation occidentale, en revanche, est plus abondante, même si elle se limite à une correspondance et des rapports diplomatiques qui pèchent par un manque d’accès direct aux fonctionnements et pourparlers éventuels des sphères gouvernementales.
Le défi sous-jacent de cet exercice est d’examiner les deux principaux courants historiographiques qui ont tenté jusqu’ici de répondre à la question de la « paternité » de l’édit. D’une part, l’explication « traditionnelle », moderniste et occidentaliste, qui voit dans l’édit une tentative d’épouser et d’appliquer des principes empruntés à l’Occident et qui en attribue le projet et la promotion à Mustafa Reşid Pacha, le plus occidentalisé des membres de la classe dirigeante, très proche de la politique britannique ; de l’autre, la thèse « islamiste », avancée dans les années 1990 par Butros Abu-Manneh, qui veut que l’édit, loin de s’inspirer de textes et de pratiques occidentales, fût au contraire le fruit d’un consensus de l’élite fondé sur la mouvance mudjaddidi (rénovatrice) et khalidi de la puissante confrérie de la Naqshbandiyya. Cette dernière thèse, dont l’attrait évident est d’expliquer cette réforme par des « dynamiques internes » plutôt que d’y rechercher une influence occidentale et de rejeter l’agentivité ou le rôle (agency) d’un acteur principal, voire unique, a fini par l’emporter sur son alternative et à s’imposer comme la plus plausible et la plus acceptable.