Avez-vous toujours été passionnée par la physique ?
Au départ, j’étais une élève plutôt littéraire, je préférais les langues, le français… En classe de seconde, j’ai eu un professeur de physique incroyable, très pédagogue, qui a bouleversé ma vision de cette discipline. Je me suis rendu compte qu’au-delà du côté pratique, la science impliquait tout un contexte de compréhension du monde et d’interactions entre les hommes pour bâtir cette connaissance collective. Mon professeur de seconde venait de l’ENS de Lyon, une école qui forme au métier d’enseignant-chercheur. Après le baccalauréat, je me suis inscrite en classe préparatoire de physique-chimie sans trop connaître ce cursus, mais en gardant à l’esprit que je souhaitais intégrer l’ENS de Lyon… ce que j’ai réussi à faire à l’issue de la classe préparatoire. Cette école n’est pas naturellement portée vers le milieu industriel et j’étais moi-même plutôt tentée par une carrière académique. La curiosité m’a poussée à me lancer dans un double diplôme avec l’École centrale de Lyon, une école d’ingénieurs, en parallèle de mon master de physique. Dans ce cadre, j’ai eu l’occasion d’effectuer un premier stage dans une start-up qui m’a beaucoup plu et par la suite j’ai gardé un pied dans l’industrie.
Vous étudiez la physique qui émerge du comportement des électrons dans certains matériaux…
La matière est formée d’atomes et dans un atome il y a le noyau, constitué de protons et de neutrons, autour duquel « gravitent » les électrons. Ce qu’il faut imaginer, c’est que dans un solide les noyaux sont statiques et que seuls les électrons se déplacent dans le réseau structuré d’atomes, formant ainsi le courant électrique.
Le comportement collectif de ces électrons fait émerger diverses « phases électroniques », selon de nombreux paramètres tels que l’arrangement spatial des atomes ou la température... Parmi elles, la phase supraconductrice : une phase où, entre autres, la conduction électrique est sans résistance et donc sans déperdition.
Les matériaux supraconducteurs classiques ont une supraconductivité qui s’installe à des températures très basses, de l’ordre du zéro absolu, soit -273,15 °C. À ces températures, les applications technologiques sont impossibles : difficile d’imaginer des câbles supraconducteurs maintenus à ce niveau de réfrigération d’une centrale nucléaire à chez nous !
Il a été découvert que la supraconductivité pouvait être obtenue à des températures bien supérieures chez certains matériaux dits « corrélés ». Comment les caractériser ?
Les matériaux corrélés sont des solides ou des liquides dans lesquels les électrons interagissent fortement : ils se « voient ». À titre d’exemple, certains oxydes métalliques en font partie. L’origine de la supraconductivité dans les matériaux corrélés n’est pas encore bien comprise, pourtant son intérêt industriel est majeur.
Souvent, en physique, pour décrire le comportement d’un ensemble de particules, on utilise des théories « à un corps ». Elles consistent à postuler que l’influence ressentie par une particule, et attribuable aux autres particules qui l’environnent, peut être représentée comme une influence moyenne, comme si la particule se mouvait dans de la mélasse. Ici, une particule correspond à un électron.
Dans certains cas, comme pour les matériaux corrélés, ces théories à un corps donnent des résultats aberrants : on ne réussit pas à décrire la physique que l’on observe. En effet, lorsque l’on étudie un grand ensemble d’électrons dans ces matériaux, on remarque des phénomènes inhabituels, qui diffèrent totalement des comportements d’un électron individuel.
Il est donc nécessaire de créer des outils spécifiques pour aborder cette physique « à N corps quantique », N évoquant ici un grand nombre de particules. Le problème à N corps est connu pour être ardu en physique, et se pose aussi en astronomie.
Votre sujet de recherche consiste justement à développer de nouveaux outils pour l’étude des matériaux corrélés…
Je fais de la physique numérique : je développe et j’implémente des algorithmes numériques dans le but de résoudre des problèmes physiques. Mais avant cela, il faut avoir établi des modèles approximatifs qui prescrivent les équations à résoudre : à la main quand cela est possible, mais bien souvent à l’aide d’un ordinateur.
Dans les années 1990, une théorie a été codéveloppée par Antoine Georges, professeur du Collège de France. Elle se nomme la théorie du champ moyen dynamique (DMFT) et se concentre sur un petit nombre d’atomes du matériau pour décrire l’arrangement des électrons, qui est ensuite extrapolé à l’ensemble du matériau. Plus le nombre d’atomes pris en compte est grand, plus on sera capable de capturer des phénomènes physiques de grande échelle et plus l’approximation du modèle sera améliorée.
Plusieurs algorithmes ont été générés en informatique classique pour résoudre les équations de la DMFT. Toutefois, ils font tous face à une même limite : la mémoire et le temps de calcul qu’ils requièrent augmentent exponentiellement en fonction du nombre d’atomes que l’on considère. Par exemple pour passer d’un atome à deux atomes, il faudra le quadruple de ressources : cela va très vite et cela limite fortement l’utilisation des ordinateurs usuels.
A contrario, l’ordinateur quantique, qui se fonde sur les phénomènes de la mécanique quantique pour le calcul, pourrait contourner cette limitation.
Sur quels phénomènes se fonde cet ordinateur ?
Tout d’abord, en mécanique quantique, une particule n’est pas à un endroit précis : elle est « délocalisée », avec certaines probabilités d’être à un endroit ou à un autre à un moment donné. Dans un ordinateur quantique, le même principe s’applique : l’unité de base du calcul, le « qubit » – bit quantique – peut être dans n’importe quel état, mélange superposé de 0 et de 1, par opposition au bit classique qui ne peut être que soit 0 soit 1. Un qubit peut se trouver dans un état superposé… tout comme le registre total de qubits de l’ordinateur sera également superposé, en vertu d’un deuxième principe clé qui se nomme « l’intrication ». Selon ce principe, il est parfois impossible d’assigner un état à chacun des qubits individuellement et seul l’ensemble du registre peut être assigné. Le nombre de chaînes de bits pouvant être présentes dans le mélange augmente donc exponentiellement avec le nombre de qubits : c’est un processus extrêmement puissant. L’ordinateur quantique serait capable de traiter beaucoup plus d’informations à la fois.
À l’heure actuelle, dispose-t-on d’un véritable ordinateur quantique ?
Non. Fabriquer et manipuler des qubits représente un défi d’ingénierie colossal. Seuls quelques prototypes de petite taille, avec quelques dizaines de qubits et très sujets aux erreurs, existent.
L’objet de ma thèse est d’étudier l’apport du calcul réalisé sur ces mini-ordinateurs quantiques et voir si, malgré leurs imperfections, ils ne pourraient pas servir pour la modélisation de la physique des matériaux corrélés. L’idée est de concevoir des algorithmes hybrides inédits, mêlant calculs quantique et classique. L’ordinateur quantique ne supplante pas l’ordinateur classique, il l’assiste pour la portion de calcul la plus difficile.
Qu’est-ce qui vous a convaincue de faire une thèse en informatique quantique ?
Deux choses se sont alignées : d’une part à l’ENS de Lyon, j’ai ressenti un grand intérêt pour le cours de mécanique quantique, une discipline qui expose des concepts complètement atypiques. D’autre part, j’ai suivi un cours dédié plus particulièrement à l’informatique quantique qui rassemblait des étudiants de physique, mathématique et informatique dans un même amphithéâtre. C’est là que j’ai véritablement pris conscience que je pouvais faire de la recherche dans ce domaine en plein essor.
J’avais repéré que l’entreprise française Atos, spécialisée dans les services du numérique, développait des activités autour du calcul quantique. Je me suis adressée directement à eux pour mon stage de fin d’études qui a débouché sur une thèse Cifre. Il s’agit d’une thèse tripartite entre un laboratoire, une entreprise et un doctorant, subventionnée par l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT). L’idée est de décloisonner et de créer des synergies entre l’entreprise et le monde académique : au quotidien, je partage mon temps de travail entre ces deux acteurs.
Comment travaillez-vous au quotidien ?
Je travaille uniquement sur ordinateur et je code en Python. Il y a très peu de prototypes d’ordinateur quantique disponibles. Alors avant de les tester, je fais de la simulation via un ordinateur classique très puissant, la « Quantum Learning Machine », accompagné d’une bibliothèque de code informatique spécifique développée par Atos, qui permet de mimer le comportement d’un ordinateur quantique.
J’alterne entre le site principal du Collège de France ,dans l’équipe de mon codirecteur de thèse Michel Ferrero, et le site d’Atos, avec mon codirecteur Thomas Ayral. L’avantage, quand je suis au Collège de France, c’est que je peux assister facilement aux cours du Pr Antoine Georges. Pour mes recherches, j’ai quand même besoin de bien comprendre dans quel cadre s’inscrit ma thèse et quelles sont les théories physiques en amont des applications numériques.
En quoi votre recherche vous motive-t-elle ?
Je trouve particulièrement excitant de voir l’informatique quantique, science qui en est encore à ses balbutiements, naître sous nos yeux. On fonctionne beaucoup par tâtonnement et on sent qu’il reste beaucoup de choses à découvrir, dont des avancées technologiques majeures.
Je suis contente d’en être arrivée là, néanmoins ce qui aurait pu me bloquer, c’est l’autocensure. Ne pas oser, ne pas me sentir capable de réussir. J’ai songé à manquer l’oral de l’ENS pour ces raisons ! J’ai aujourd’hui beaucoup moins ce biais même s’il m’arrive de douter de moi.
Heureusement, j’ai la chance d’être accompagnée par une belle équipe. Il y a beaucoup de manières d’encadrer un étudiant en thèse et mes directeurs ont une approche qui est, je pense, très saine, celle de m’inciter à me poser les bonnes questions pour décomposer et résoudre méthodiquement les problèmes que je rencontre. C’est dans leurs attributions, bien sûr, mais je leur en suis reconnaissante.
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Pauline Besserve travaille à l’institut de physique du Collège de France, au sein de la chaire Physique de la matière condensée du Pr Antoine Georges. Son doctorat est supervisé par Thomas Ayral (Atos) et Michel Ferrero (Centre de physique théorique) dans le cadre du dispositif Cifre. Sa thèse s’intitule « Algorithmes hybrides quantiques-classiques pour le problème à N corps quantique ».
Photos © Patrick Imbert
Propos recueillis par Océane Alouda