Arsène d'Arsonval (1851-1941)
Henri Bergson (1859-1941)
Ces dernières semaines nous ont été lourdes et nous avons perdu en huit jours deux de nos plus éminents collègues, tous deux professeurs honoraires : Arsène d'Arsonval et Henri Bergson.
Ils sont l'un et l'autre trop illustres pour qu'il convienne de vous rappeler l'importance de leur œuvre et l'étendue de la perte que la pensée française a faite en leur personne : malgré leur âge, ils avaient conservé toute leur force d'esprit et les dernières manifestations de leur activité l'ont suffisamment prouvé. Mais, dans le deuil unanime de tous ceux qui ont suivi leurs travaux, le nôtre est particulièrement vif, peut-être parce qu'il s'y mêle une pointe d'égoïsme. Nous ne les avons pas seulement admirés : nous les avons aimés. Et notre affection était en partie une dette de reconnaissance pour le grand honneur que leur présence a fait à notre maison, pour le profond attachement, aussi, qu'ils n'ont cessé de lui marquer.
On peut bien dire que toute la vie scientifique de d'Arsonval s'est déroulée au Collège de France, où il est entré en 1874, à 23 ans, comme préparateur de Claude Bernard, où il a été suppléant pendant 12 ans à partir de 1882, où il a succédé en 1894 à Brown-Séquard dans la chaire de médecine, où il a été vice-président de notre assemblée depuis 1908 jusqu'à 1931, date où il a pris sa retraite. Nous ne sommes plus tellement nombreux à nous rappeler son accueil cordial et bienveillant, sa simplicité tranquille et souriante, sa bonté sincère pour les plus jeunes, ses franches hardiesses que ne gênaient aucunement le périlleux équilibre de son binocle, son air juvénile quand, arrivant de Nogent, il venait vous serrer la main à la descente de sa bruyante automobile jaune, qui ressemblait à une pièce de musée parce qu'elle avait été une voiture de la première heure. Les dernières lettres que j'ai eues de lui datent de six mois : elles étaient écrites de La Borie, dans la Haute-Vienne, où il s'est éteint le 31 décembre, fidèle, comme par le passé, à l'affection dont il nous favorisait.
Henri Bergson est décédé le 4 janvier. Je ne vous en ai point informés sur le moment, pour respecter son désir et celui de sa fille. Il était à Paris. J'étais à la levée du corps, le 6 janvier, ainsi que notre collègue M. Edouard Le Roy. Le chef de l'État et le Secrétaire à l'Instruction publique s'étaient fait représenter. Après 20 années passées dans l'enseignement secondaire, Bergson avait été nommé professeur au Collège de France an 1900, où il occupa d'abord la chaire de philosophie grecque et latine, puis, en 1904, la chaire de philosophie moderne. Il avait pris sa retraite dès 1920, par anticipation. Son enseignement au Collège obtint du premier coup un succès éclatant. Il reste dans nos archives tout un dossier sur les difficultés créées par l'affluence à ses cours d'innombrables auditeurs qui ne pouvaient trouver place dans l'ancienne salle 8 et des photographies montrent des groupes de personnes pressées dans la cour Sud pour écouter aux fenêtres. Les réclamations et les pétitions s'accumulaient, émouvantes, et dont les plus intéressantes, parce qu'elles étaient signe de la plus noble avidité , étaient celles des étudiants. Ce succès même avec les charges qui en résultaient, n'a pas été étranger à la décision du maitre de se retirer prématurément, pour mieux se consacrer à la recherche.
Ce n'est pas seulement par ses leçons que Bergson a exercé une influence étendue et profonde dans les conseils de l'Assemblée. Son large et solide savoir lui donnaient des lumières sur les intérêts de toutes les branches de la science ; et là encore les archives portent un beau témoignage. Bergson n'était point démonstratif, mais sa courtoisie un peu réservée n'empêchait pas ses intentions bienveillantes et son ferme dévouement de se manifester par l'effet : le Collège, auquel il est toujours resté fidèle, en a largement profité.
Vous me permettrez, mes chers collègues, d'avoir associé deux hommes dans un même remerciement. Si différents l'un de l'autre à tant d'égards, ils ont été pareils par l'amour de la recherche et par l'amour de l'institution qui, pendant des siècles, a eu cette recherche pour mission. Ils ont incarné notre idéal et nous ont donné le plus bel exemple de ce que peut la communauté de foi pour le progrès des études et la bonne entente de tous ceux qui s'y livrent sans autre souci que de bien servir.
Edmond Faral, le 12 janvier 1941 à l'occasion de l'Assemblée des professeurs.