Pourquoi avez-vous choisi le champ des origines de la vie ?
J'ai toujours été intéressé par ce qui touche au vivant. Après ma terminale S, j'ai effectué une classe préparatoire scientifique tournée vers la biologie puis j'ai continué en école d'ingénieurs, à AgroParisTech, pour un cursus de biologie cellulaire et moléculaire.
Je me suis découvert une fascination grandissante pour les mécanismes moléculaires qui soutiennent le fonctionnement des êtres vivants, que ce soient les bactéries, les animaux ou les végétaux. Une question me taraudait : comment des systèmes biologiques si complexes ont-ils pu apparaître ?
Pour mieux comprendre, j'ai commencé à lire des articles à ce sujet, et j'ai eu l'occasion de faire un stage en chimie à l'École normale supérieure au cours duquel j'ai essayé de mettre en route un métabolisme, c’est-à-dire toutes les réactions chimiques qui font qu'un être vivant peut respirer, bouger, se reproduire, etc., mais à un stade extrêmement primitif. J'ai beaucoup apprécié cette expérience, toutefois je me suis rendu compte que les questions que l'on se pose au jour le jour sont très éloignées de celles fondamentales pour lesquelles on s'est orienté vers cette recherche. J'ai été assez désillusionné. Je n’aimais pas tant produire les résultats scientifiques, que les connaître, les faire dialoguer les uns avec les autres et en tirer des conclusions sur la vie et son origine.
De là, je me suis aussi passionné pour la philosophie des sciences et les sciences humaines plus généralement, notamment grâce à une césure, dispositif ouvert à tous les étudiants, qui m'a permis de suivre un semestre de formation en sciences humaines.
Comment avez-vous réussi à articuler biologie et anthropologie ?
Mon stage de cinquième année a eu lieu à l'ESPCI, à nouveau sur le thème des origines de la vie : je fabriquais des proto-cellules, des sortes de cellules rudimentaires, à partir de glucides et de gouttes d'eau dans une huile. À la suite de cela, j'ai décidé de poursuivre en thèse dans le même laboratoire en lien avec un programme de recherche de l'Université PSL, qui se nomme Origines et conditions d'apparition de la vie (OCAV). Il réunit plusieurs membres de PSL, dont le Collège de France.
Le programme OCAV dispose d'un pôle Astrophysique, d’un pôle Biochimie et d’un pôle Sciences humaines et sociales, incluant l’anthropologie. Connaissant mes goûts, Philippe Nghe, biophysicien à l'ESPCI et mon maître de stage de l'époque, m'a proposé d'écrire un projet de thèse pour OCAV, en collaboration avec Perig Pitrou, anthropologue au Collège de France. Ce dernier s'est montré très ouvert à cette initiative : l’équipe qu’il dirige s'intéresse aux conceptions que les humains dans leur diversité ont de la vie.
Comment les scientifiques définissent-ils la vie ?
En réalité, aucune définition de la vie ne fait l'unanimité en science, même s’il y a des propriétés qu’on retrouve régulièrement. Un chercheur donné pourra avoir une sensibilité différente d'un autre, au sujet de ce qu'il considère comme une propriété vitale ou non. De cela découle une des problématiques de ma thèse : en quoi nos conceptions de la vie en tant que chercheurs influencent-elles notre travail sur les origines de la vie ?
Qu'est-ce que l'anthropologie sociale ?
Étymologiquement, anthropologie signifie « étude de l'humain ». Historiquement, deux branches se sont constituées : l'anthropologie biologique qui étudie l'humain et son évolution sous son aspect physique, via des fouilles pour trouver des ossements anciens par exemple, et l'anthropologie sociale qui étudie l'humain sous son aspect social et culturel.
Les frontières entre anthropologie et sociologie sont poreuses. Tandis que les travaux en sociologie peuvent être plutôt quantitatifs, la spécificité de l'anthropologie se situe notamment dans sa méthode de recherche : l'enquête de terrain, l’ethnographie. Cela consiste à décrire complètement un groupe culturel depuis l’intérieur, et cela peut inclure une observation participante, c'est-à-dire que l'anthropologue est à la fois acteur et observateur des activités de ce groupe. Bronisław Malinowski est souvent crédité d’avoir mené la première observation participante retranscrite dans Les Argonautes du Pacifique occidental en 1922.
Jusqu'aux années 1970, les anthropologues occidentaux s'étaient spécialisés dans les ethnographies de populations dites « exotiques », alors qu'ils n'en savaient que très peu sur certains groupes culturels à l'intérieur même de l'Occident. Parmi ces groupes, il y a le monde de la recherche scientifique, et notamment le laboratoire. L'un des premiers anthropologues à s'y être immergé est Bruno Latour. Par exemple, il a analysé comment les chercheurs passent des balbutiements de la découverte à la production d'un « fait scientifique » certain. Je m'inscris dans la continuité de cet axe.
Une lampe UV permet de visualiser momentanément la présence d’ARN de longueurs précises dans un gel sous la forme de taches sombres. Un stylo permet de dessiner le contour des taches sur le gel qui seront découpées au scalpel pour en extraire les différentes populations d’ARN.
Votre profil est assez atypique, vous mêlez deux sciences éloignées…
Ma recherche consiste à produire des systèmes expérimentaux proto-vivants, c'est-à-dire des systèmes à l'interface entre le non-vivant et le vivant, et à mettre ça en regard avec la description de la façon dont ces systèmes sont fabriqués par mon équipe de recherche et moi-même. Pour cela, je fais de la biochimie et de l'anthropologie.
La biochimie, c'est l'étude des réactions chimiques entre des molécules issues du vivant. Parmi celles-ci, il y a les acides nucléiques, l'ADN et l'ARN, des molécules de très grande taille qui sont les supports de notre code génétique et dont l’étude caractérise la biologie moléculaire.
Pour ma thèse, je m'intéresse à certains types d'ARN, dits catalytiques. Ils ont ainsi la capacité d'accélérer des réactions chimiques, tout en restant support d'information génétique. Grâce à ces caractéristiques, ils pourraient faire partie des premières molécules à l'origine de la vie. Lors de mes expériences, je fais réagir ces ARN entre eux dans de l'eau et j'observe ce qui se déroule, comment ils se découpent, s'allongent et se joignent. Le but est de mettre en place des dynamiques d'évolution darwinienne dont les principes sont : la reproduction avec hérédité (les ARN fabriquent des copies d’eux-mêmes), la variation (les séquences des ARN se modifient) et la sélection (certains ARN se perpétuent grâce à leurs séquences).
Ce premier volet de biologie moléculaire est à relier avec le second qui est anthropologique. En anthropologie, les résultats scientifiques présentés, notamment sous forme d'articles, relèvent de ce qu'on appelle le « contexte de justification » : les chercheurs racontent l'histoire qu'ils ont envie de donner selon une trame scénarisée définie. Ceci masque le « contexte de découverte », la manière dont les résultats sont vraiment obtenus. Un scientifique en conférence aura tendance à dire par exemple : « et là, un jour, j'ai eu cette idée pour répondre à cette question précise, etc. » alors que le processus était en réalité beaucoup plus complexe.
En tant que doctorant en biochimie et en anthropologie, ma mission est donc double : j'utilise mon propre sujet expérimental pour dépeindre ces deux formes de contextes et composer une ethnographie.
De quoi est fait votre quotidien ?
L'anthropologie commence d'abord par une exploration de son propre terrain : on écrit un peu tout ce qu'on fait et tout ce qu'on voit. J'ai trouvé cela assez déroutant au début car dans la culture d'un biochimiste, l'écriture est la restitution d'un résultat déjà obtenu. Or pour un anthropologue, l'écriture est en quelque sorte la constitution du résultat en lui-même, et ce n'est que par la suite qu'il pourra le décomposer. Au début, en écrivant mes observations, j’avais l’impression de perdre un temps précieux en me détournant de mes expériences à la paillasse. Il m'a fallu apprendre à raisonner en biochimiste et en anthropologue en même temps.
En parallèle, je rédige des articles pour les pairs ou pour le grand public autour de ces questions. J’ai également participé aux « Ateliers des doctorants du LAS », durant lesquels on présente nos enquêtes de terrain de façon très informelle et humaine : je n'avais jamais vu cela ailleurs. Au Collège de France, j'ai aussi pu assister aux « lunch seminars », des séminaires qui abordent plein de thèmes, et pas uniquement en physique, chimie ou biologie. L'interdisciplinarité n'y a pas de frontières.
En ce moment j'ai la chance de faire ce pour quoi je suis passionné, et dans l'avenir j'aimerais idéalement avoir un poste d'enseignant-chercheur. Participer à la recherche et à l'éducation pour une compréhension sociale des phénomènes scientifiques et techniques me plairait énormément.
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Cyrille Jeancolas travaille sous la direction de Philippe Nghe, directeur du LBE à l’ESPCI, et de Perig Pitrou, directeur de l'équipe Anthropologie de la vie au sein du LAS au Collège de France. Sa thèse s'intitule « Fabriquer la vie dans un laboratoire de biochimie ? Expérimentations sur les propriétés évolutives de réseaux biomoléculaires, enquête ethnographique, et réflexion épistémologique ».
Photos © Patrick Imbert
Propos recueillis par Océane Alouda