Votre goût pour les sciences physiques est-il issu d’une volonté de mieux comprendre le fonctionnement de la matière ?
Au départ, j’avais surtout du goût et des facilités pour les mathématiques. J’ai obtenu un bac S, en 2012, à Bordeaux, puis j’ai intégré une classe préparatoire mathématiques et physique. J’ignorais le fonctionnement des grandes écoles. Je m’y suis embarqué « à l’aveugle », avec pour seule vraie motivation le défi intellectuel de pratiquer des mathématiques à un niveau supérieur. Pendant mes classes préparatoires, je me suis un peu plus intéressé à la physique, qui – pourrait-on dire – fabrique des ponts entre la description de la réalité et les mathématiques. Puis, en 2014, j’ai réussi le concours d’entrée à l’École polytechnique. À cette époque, la mécanique quantique était encore peu enseignée dans les lycées et les classes préparatoires. Pendant les vacances d’été, j’ai trouvé sur Internet un livre de mécanique quantique rédigé par les professeurs de l’École polytechnique. Cela a été une révélation ! J’ai pu apercevoir l’immensité de ce domaine, sa richesse mathématique incroyable, et sa capacité à décrire les propriétés de la matière les plus bizarres, les plus contraires à nos intuitions, les plus spectaculaires aussi. J’y ai vu un défi de la raison contre elle-même. J’ai dévoré ce livre de cours avant la rentrée ! Aussi, arrivé à l’École polytechnique, je savais que je voulais faire de la recherche en physique… sans bien comprendre tout ce que cela représentait. C’était une sorte de fantasme !
Aujourd’hui, comment présenteriez-vous votre quotidien de chercheur ?
Mes recherches en physique quantique expérimentale imposent une certaine routine. Je travaille dans une salle de la taille d’un grand bureau. Dans cette salle, une enceinte à vide et des instruments d’optique sont installés sur des tables, le tout étant piloté par des ordinateurs. Je procède à des cycles d’expérience d’une durée de trente secondes. À l’intérieur de l’enceinte hermétique, un échantillon de métal est chauffé, et de ce métal s’élève un gaz, c’est-à-dire une assemblée d’atomes qui sont très éloignés les uns des autres. L’enceinte dans laquelle se répand ce gaz est pourvue de parois transparentes, et des faisceaux lasers introduits dans l’enceinte permettent de contraindre le mouvement des atomes du gaz. Je déclenche alors une photographie du gaz, par ordinateur, pour immortaliser son état. Celle-ci va détruire le nuage. Je peux alors, en fonction des conditions de l’expérience, interpréter les observations.
À mes côtés, il y a une doctorante, un doctorant et un postdoctorant dédiés à ce projet. C’est pourquoi nous utilisons un cahier de laboratoire électronique dans lequel nous consignons nos recherches quotidiennes. Ainsi, toutes mes journées commencent par la mise en route de l’expérience puis la lecture du cahier de laboratoire, à quoi s’ajoute la consultation d’articles de mes confrères du monde entier sur le site arXiv.org (qui propose gratuitement dans les domaines de la physique, des mathématiques et de l’informatique l’accès à des millions d’articles qui n’ont pas été encore publiés dans des revues). Tous les jours, trois à dix nouveaux articles sont disponibles dans mon domaine de recherche.
Dans quelle mesure votre travail est-il un « travail d’équipe » ?
Il y a une véritable interdépendance entre les chercheurs de mon laboratoire. Au quotidien, nous faisons un bilan sur nos avancées, nos calculs, etc. Une des spécificités de mon domaine est que, du fait de ce travail collaboratif réalisé sur plusieurs années, le manuscrit de thèse est le lien entre le dernier et le nouveau doctorant. Il y est rassemblé tous les projets auxquels le thésard a participé, qu’il en ait été ou non le meneur. L’expérience sur laquelle nous travaillons a été initiée il y a sept ans par Jérôme Beugnon et Jean Dalibard. Ce sont des passeurs entre les générations de doctorants. Nos thèses sont, en quelque sorte, les rapports annuels de ce laboratoire des recherches menées sur l’expérience.
Que cherchez-vous à comprendre des atomes ?
Les atomes sont les briques élémentaires constituant la matière ordinaire, leurs propriétés individuelles sont assez bien connues et étudiées systématiquement depuis le milieu du XIXe siècle. J’étudie les propriétés collectives des assemblées d'atomes. Je conduis des expériences où les atomes, une fois refroidis mais toujours sous forme gazeuse, ne se déplacent plus que sur un seul plan, le plan horizontal. Je coince le gaz quantique entre deux « murs » de lumière. Les atomes se comportent alors comme des boules sur une table de billard, des boules quantiques… Je m’intéresse aux conséquences de ce mouvement plan (combiné aux interactions entre atomes) sur les propriétés du système.
Qu’est-ce qui motive le choix d’étudier un type d’atome plutôt qu’un autre ?
Notre groupe fait de la recherche fondamentale. Nous ne visons pas une application technologique. Nous explorons ce qui se passe dans les gaz quantiques… et nous espérons que cela aura un intérêt scientifique. Les retombées pratiques, c’est un bonus ! La nature des atomes utilisés dans mes expériences est donc déconnectée de toute application. Concrètement, je me concentre sur l’atome de rubidium, car il ressemble à l’atome le plus simple que l’on puisse imaginer (à savoir l’atome d’hydrogène) et que l’on connaît bien son comportement. Je prépare des assemblées d’atomes de rubidium sous la forme d’une feuille ! Et j’étudie leurs propriétés, comme, par exemple, l’apparition d’une propriété appelée « superfluidité », qui correspond à la disparition de la viscosité dans les écoulements.
Vous allez bientôt rendre votre thèse. Comment concevez-vous votre avenir ?
Idéalement, j’aimerais le poursuivre dans la recherche. Les conditions matérielles et intellectuelles dans lesquelles on peut réaliser une thèse au Collège de France sont, hélas, exceptionnelles ! Accéder à un poste de chercheur en France est assez difficile. Toutes les options sont ouvertes, j’envisage aussi de partir à l’étranger.
L’enseignement me plaît aussi beaucoup. J’ai eu la chance, grâce à mon contrat doctoral, de donner des cours de physique expérimentale à Jussieu. C’est très plaisant de se confronter aux réactions d’incompréhension des étudiants, et à ses propres doutes. C’est une véritable remise en question que de devoir modifier son discours jusqu’à être compris. Cela m’oblige à revenir sur mes blocages passés. Je procède avec mes étudiants par essais et erreurs, jusqu’à ce que nous nous comprenions. J’éprouve alors un sentiment de récompense.
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Brice Bakkali-Hassani travaille au sein du Laboratoire Kastler-Brossel, sous la direction de Jean Dalibard (professeur du Collège de France, titulaire de la chaire Atomes et rayonnement) et de Jérôme Beugnon. Sa thèse s’intitule « Mélanges binaires dans un gaz de bosons 2D ».
Photos © Patrick Imbert
Propos recueillis par David Adjemian