Pour Kant, donc, les auteurs font les livres. Mais ne peut-on pas inverser la proposition et penser que, dans de nombreux cas, ce sont les livres qui font les auteurs en rassemblant dans un même objet des textes dispersés qui, reliés ensemble,deviennent une « œuvre » ? Le cas de Shakespeare est exemplaire du processus. Durant sa vie, aucun des poèmes, aucune des pièces qu’il écrivit ne circula comme livre. Publiés très généralement dans le format in-quarto, les uns et les autres étaient ce que les règlements de la communauté des libraires et imprimeurs de Londres définissaient comme « pamphlets », c’est-à-dire des brochures non reliés. Leur rassemblement dans un même volume fut d’abord le fait de collectionneurs qui réunirent plusieurs pièces mais, comme le montre l’exemple de John Harrington, filleul d’Elizabeth Ière et traducteur de l’Orlando furioso, ceux-ci ne s’attachèrent ni à la catégorie d’œuvre, puisque la forme des recueils était celle de miscellanées réunissant des pièces d’auteurs différents (les dix-huit quartos shakespeariens sont dispersés entre six volumes dans sa bibliothèque), ni à celle d’auteur, puisque dans les tables manuscrites des volumes seulement quatre pièces sont explicitement attribuées à Shakespeare : le Roi Lear et les Joyeuses commères de Windsor, mais aussi A Yorkshire Tragedy et A Puritan Widow, toutes deux tenues pour apocryphes à partir du xviiie siècle.
Ce sont les libraires-éditeurs, et non l’auteur ou les collectionneurs, qui inventèrent le corpus shakespearien, rendu visible par la matérialité même du livre qui en rassemble les pièces. La première initiative fut celle de Thomas Pavier et William Jaggard, qui commencèrent en 1619, trois ans après la mort de Shakespeare, une collection de ses pièces en publiant deux parties d’Henri VI et Pericles avec des signatures continues, qui indiquaient le projet d’un volume unique réunissant une série d’œuvres émanées du même auteur. L’opposition de la troupe des King’s Men, qui avait été celle de Shakespeare et dont l’accord était nécessaire pour la publication des pièces en sa possession, interrompit l’entreprise de Pavier, qui publia toutefois sept autres pièces shakespeariennes, mais comme « pamphlets » brochés et avec de fausses dates destinées à les faire passer pour d’anciens quartos.
Le livre qui fit Shakespeare ou, du moins, l’œuvre de Shakespeare, est le folio de 1623, édité par deux de ses anciens compagnons de troupe, Heminges et Condell, et publié par un consortium de quatre libraires londoniens. L’entreprise supposait deux opérations, qui sont celles-là même désignées par Foucault comme constitutives de la fonction-auteur. D’abord, la délimitation du corpus lui-même, à partir de deux exclusions. L’exclusion des poèmes était la plus paradoxale puisqu’ils étaient les œuvres de Shakespeare qui avaient rencontré les plus grands succès de librairie (avec neuf éditions de Venus et Adonis et quatre du Viol de Lucrèce) et celles dont l’attribution était la plus explicite, avec les dédicaces à Southampton, signées par Shakespeare, pour ces deux poèmes, et la présence de son nom sur la page de titre des Sonnets en 1609. Par ailleurs, en ne retenant finalement que trente-sept pièces, Heminges et Condell exclurent celles dont ils savaient qu’elles avaient été écrites en collaboration (ainsi, Les deux nobles cousins, écrite avec Fletcher, comme l’indique la page de titre de son édition en 1634) ou dont ils suspectaient l’authenticité malgré la présence du nom ou des initiales de Shakespeare sur leurs pages de titre (ainsi, sept pièces qui seront introduites dans le corpus shakespearien par le troisième folio en 1664 mais qui n’y demeurèrent pas, à l’exception de Pericles, sans doute composée en collaboration avec George Wilkins et publiée avec le nom de Shakespeare en 1609,1611 et 1619). La délimitation de l’œuvre par le livre demeurera, on l’a dit, un enjeu essentiel de toutes les éditions de Shakespeare à partir du XVIIIe siècle, toujours prises entre le Shakespeare par défaut de Pavier, composé de dix pièces, et le Shakespeare en excès de 1664, auteur de quarante-quatre pièces.