Amphithéâtre Guillaume Budé, Site Marcelin Berthelot
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La fétichisation de la main de l’écrivain, de la signature authentique, du manuscrit autographe deviennent alors la plus forte conséquence de la dématérialisation des œuvres dont l’identité est située dans l’inspiration créatrice de leur auteur, sa manière de lier les idées ou d’exprimer les sentiments de son cœur. La main de l’auteur est désormais garante de l’authenticité de l’œuvre dispersée entre les multiples livres quila diffusent auprès de ses lecteurs. Elle est l’unique témoignage matériel du génie immatériel de l’écrivain. Lorsque l’autographe n’existe plus, il faut l’inventer. De là, la prolifération des falsifications dont la plus spectaculaire est celle de manuscrits shakespeariens par William Henry Ireland qui expose en 1795, dans la maison de son père à Londres, plusieurs textes autographes du dramaturge : les lettres envoyés à son protecteur, le comte de Southampton, sa très protestante Profession de foi, et les manuscrits originaux du Roi Lear et de deux pièces perdues mais heureusement retrouvées, Henry II et Vortigern and Rowena. Edmond Malone, éditeur et biographe de Shakespeare, sera le premier à dévoiler la supercherie en comparant les faux fabriqués par Ireland avec des documents authentiques dont « un fac-similé inédit de l’écriture de Shakespeare ». De là, également la constitution, à la fin du XVIIIe siècle, d’un marché des manuscrits littéraires, qu’ils soient de la main d’un auteur ou de celle d’un copiste, et le développement des collections de signatures autographes.

La forte relation entre manuscrit autographe et authenticité de l’œuvre a été alors intériorisée par certains écrivains qui, avant Flaubert ou Hugo, se sont fait les archivistes d’eux-mêmes. C’est le cas pour Rousseau qui conserva pour La Nouvelle Héloïse ses brouillons, quatre copies de sa main et des exemplaires annotés de trois éditions, constituant ainsi un dossier génétique de plusieurs milliers de pages. C’est le cas de Goethe qui se préoccupa de la conservation de ses manuscrits, lettres et collections et qui intitula l’un de ses essais « Les archives du poète et de l’écrivain ». Dans les deux cas, le souci d’une édition complète des œuvres a pu guider ce souci d’archives, mais plus encore une intense relation personnelle avec l’écriture qui ne détache pas les écrits, même publiés, de la main de l’écrivain.

L’existence d’archives littéraires composées par les auteurs eux-mêmes a de profondes conséquences sur la délimitation même de l’« œuvre ». On sait, pour les temps contemporains, comment Borges manipula le contenu canonique de son œuvre, excluant trois livres écrits entre 1925 et 1928 (Inquisiciones, El tamaño de mi esperanza et El idioma de los Argentinos) et choisissant avec son éditeur et traducteur, Jean-Pierre Bernés, les textes qui devaient la constituer, incluant alors des comptes rendus, des chroniques et des articles jusque-là maintenus hors des frontières des Obras completas. On sait, aussi, quelles sont les discussions à propos des limites de l’œuvre de Nietzsche, entre la « prolifération » plaisamment suggérée par Foucault, allant jusqu’à inclure dans l’œuvre les indications d’un rendez-vous ou d’une adresse, ou une note de blanchisserie possiblement trouvées dans un carnet d’aphorismes, et la « raréfaction » proposée par Mazzino Montinari excluant de l’œuvre son livre le plus fameux, La Volonté de puissance, composé comme tel, non par Nietzsche, mais par sa sœur Elisabeth à partir de notes, esquisses et réflexions laissées par son frère sans intention d’en faire un livre.