De là, la question posée dans ce cours : qu’est-ce qu’un livre ? Elle n’est pas neuve. Kant la formule explicitement en 1798 dans les Principes métaphysiques de la doctrine du droit. La première raison en est sa participation au débat sur la propriété littéraire et les contrefaçons de livres ouvert en Allemagne depuis 1773. Cette discussion, qui implique philosophes, poètes et éditeurs, tient aux traits spécifiques de l’activité d’édition dans l’espace allemand. La fragmentation politique de l’Empire impose, en effet, de fortes limites aux privilèges de librairie dont la légalité ne vaut que pour un territoire particulier – et souvent restreint. Par conséquent, la reproduction des œuvres hors de la souveraineté qui a accordé le privilège est massive et, si elle est tenue comme juridiquement légitime par les libraires éditeurs situés dans d’autres États, elle est perçue comme intellectuellement illégitime par les auteurs et leurs premiers éditeurs qui se considèrent comme injustement spoliés de leur droit. Pour Kant, comme pour Klopstock, Becker ou Fichte, il s’agit donc de formuler les principes capables de justifier la propriété des auteurs sur leurs écrits et, du coup, de faire reconnaître la rémunération des auteurs par leurs éditeurs, non pas comme une faveur, une grâce ou un « honorarium », mais comme une juste rétribution du travail de l’écriture.
Mais il est une autre raison à la question inattendue que Kant se pose à lui-même dans la « Doctrine du droit » de la Métaphysique des mœurs qui est détachée de toute circonstance spécifique, puisque l’objet de la « doctrine philosophique du droit » est d’établir des principes universels a priori, abstraction faite des cas particuliers. C’est ainsi que Kant fonde la division des droits pouvant être acquis par contrat sur la forme même de ces contrats, et non pas sur la matière des échanges. Les trois classes ainsi distinguées sont les contrats de bienfaisance (prêts, donations), les contrats onéreux, subdivisés en contrats d’aliénation (échange, vente, emprunt) et contrats de location (location d’une chose ou de la force de travail, contrats de procuration, qui supposent un « mandatum ») et les contrats de garantie (mise en gage, caution). Si Kant en vient à considérer un objet particulier, le livre, au sein de cette taxinomie universelle, c’est parce que celui-ci pose un problème spécifique au sein de la classe des contrats de procuration. Comme « produit matériel », le livre est l’objet d’un droit réel, défini comme le droit sur une chose qui en autorise un usage privé partagé par tous ceux qui sont en possession de la même chose, ainsi les acheteurs des différents exemplaires d’une édition. Mais le livre est aussi un discours qui est l’objet d’un droit personnel justifiant une propriété unique et exclusive. Il peut donc être l’objet d’un contrat de procuration autorisant la gestion d’un bien au nom d’un autre sans que soit aliénée la propriété de son possesseur. Le livre est ainsi situé dans la classe des « mandats » et des contrats de location, et non d’aliénation. Le libraire agit au nom de l’auteur, dont la propriété n’est pas transférée, et non à sa place. Se trouvent ainsi fondés, tout ensemble, l’illégitimité des reproductions faites aux dépens du libraire éditeur qui a reçu mandat de l’auteur et le droit personnel de l’auteur, un droit unique et exclusif, inaliénable et imprescriptible, qui prévaut sur le droit réel attaché à l’objet, à l’« opusmechanicum » devenu propriété de son acheteur. La reproduction du discours n’est acceptable que si elle est fondée juridiquement sur un mandat donné par l’auteur ; à l’inverse, la propriété – au demeurant légitime du point de vue du droit réel – d’un exemplaire de ce discours est insuffisante pour justifier sa reproduction.