Cette nouvelle configuration conceptuelle explique pourquoi ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle que les manuscrits autographes existent en nombre. Ils sont aujourd’hui conservés soit dans les bibliothèques ou archives nationales, soit dans les archives littéraires qui ont été rassemblées à Marbach dans la Deutsches Literaturarchiv, à Reading dans la collection des Author’s Papers des Special Collections de la bibliothèque de l’université, à Milan par Apice, ou en France par l’IMEC. À suivre l’exemple français, si les manuscrits d’auteurs ne sont pas rares après 1750 (ils existent pour La Nouvelle Héloïse, Les liaisons dangereuses, Paul et Virginie, ou les Dialogues ou Rousseau juge de Jean Jacques dont Rousseau fit quatre copies autographes), il n’en va pas de même pour les œuvres écrites antérieurement. Seules des circonstances exceptionnelles expliquent la conservation des fragments autographes des Pensées que Pascal rassemblait dans des liasses mais qui ont été collés et réorganisés sur les pages d’un cahier au XVIIIe siècle, ce qui rend difficile de les considérer comme le manuscrit original de l’œuvre, ou bien les corrections et additions de Montaigne aux Essais qui n’ont subsisté que parce qu’il les a portées sur un exemplaire de l’édition de 1588, le fameux « exemplaire de Bordeaux ».
La seule véritable exception à cette rareté des manuscrits d’auteur avant le milieu du XVIIIe siècle est donnée par les manuscrits de théâtre, tant en Espagne qu’en Angleterre. En Espagne, nombreux sont les manuscrits totalement ou partiellement écrits par les dramaturges eux-mêmes. La Bibliothèque nationale de Madrid conserve ainsi dix-sept autographes de Calderón et vingt-quatre de Lope de Vega. En Angleterre, l’exemple le plus spectaculaire d’un manuscrit écrit par les dramaturges eux-mêmes est The Booke of Sir Thomas More, une pièce sans doute écrite entre 1592 et 1596 par Anthony Munday en collaboration avec Chettle et Dekker, puis révisée par Heywood et Shakespeare dont la main serait la main D du manuscrit. Si tel est bien le cas, comme le suggèrent les données paléographiques, lexicales et stylistiques, les deux passages ajoutés par Shakespeare à la pièce (159 vers à la scène III du second acte et les 21 vers du monologue de More qui ouvrent la scène I du troisième acte) seraient ses deux seuls manuscrits littéraires.
Doit-on considérer ces manuscrits autographes des dramaturges de la première modernité comme semblables à ceux laissées par les écrivains des XIXe et XXe siècles ? Sans doute pas, si l’on pense qu’ils ont été souvent utilisés comme livres de régie ou prompt books destinés à organiser les représentations, et comme des documents enregistrant l’autorisation de représenter la pièce. Il en va ainsi avec les manuscrits anglais qui portent la « license » et, parfois, les suppressions ou demandes de réécriture du Master of Revels, ou avec le manuscrit autographe de la « comedia » Carlos V en Francia de Lope de Vega (conservé à la bibliothèque de l’université de Pennsylvanie), où se trouvent enregistrées pendant plus de quinze ans après la composition de l’œuvre, qui date de 1604, les « licencias » des autorités ecclésiastiques permettant sa représentation dans diverses cités d’Espagne.