Jusqu’à présent, la collision de la philosophie européenne avec des systèmes de savoir indigènes à l’âge classique a été peu étudiée. Je propose ici d’examiner la philosophie de Leibniz comme chapitre particulièrement important dans l’histoire de l’échange épistémique globale qui est l’histoire cachée de la philosophie européenne moderne. En 1695, la même année où G. W. Leibniz introduit son système d’harmonie préétablie, le philosophe allemand consacre la plupart de ses efforts intellectuels à étudier les vertus de la racine d’ipecacuanha, ramenée du Brésil quelques décennies auparavant par Wilhelm Piso. Leibniz veut extraire de cette plante, non seulement des remèdes médicinaux, mais également, dans la mesure du possible, des savoirs indigènes brésiliens. Il rejette l’opinion de certains autres qui « condamnent tout ce qui est exotique comme inutile pour nos corps [européens] ». Sur ce point, Leibniz peut être caractérisé comme naturaliste dans le sens de Philippe Descola : la conformation externe des Brésiliens et des Européens est la même. Mais où en est-il en ce qui concerne l’intériorité des uns et des autres ? Déjà au XVIIe siècle, en Europe, les systèmes de savoirs indigènes du monde extra-européen représentaient une sorte de tertium quid entre l’a priori et l’empirique. Il s’agissait de la connaissance des faits singuliers qui porte sur le monde naturel – les propriétés médicinales de telle ou telle racine ou les puissances du vénin de tel ou tel serpent – mais cette connaissance n’était pas apprise, au moins pas dans la même façon qu’un Européen décide de se mettre à apprendre la science chimique ou botanique. Elle était plutôt censée naître ensemble avec l’individu, simplement en vertu de son intégration dans une société qui était, elle, intégrée dans la nature. Une telle société était supposément sans connaissance des vérités éternelles et inchangeables – l’existence de Dieu notamment – mais en même temps ses membres avaient ce que la plupart des philosophes européens ont considéré comme une contradiction en termes : la connaissance innée des faits singuliers et contingents. L’une des innovations les plus étonnantes de la philosophie radicalement rationaliste de Leibniz a été de montrer comment ce genre de connaissance est possible, et même nécessaire, pour tous les êtres humains en tant que humains. Même si cela prendra quelques siècles encore pour se développer en programme de recherche mûr, à la fin du XVIIe siècle, donc, les systèmes de savoir indigènes offraient déjà un modèle pour étudier l’esprit comme essentiellement enraciné dans l’environnement naturel. Si cette innovation deviendra plus tard le fondement des approches théoriques en anthropologies structuraliste et cognitive, en philosophie de l’esprit enactiviste ainsi qu’en d’autres champs de recherche semblables, dont tous présupposent l’égalité absolue de tous les êtres humains, à l’âge classique elle servait souvent (si non pas pour Leibniz lui-même) comme critère épistémique pour déterminer la frontière dans le grand partage entre eux et nous, entre les « naturels » et les rationnels. Avant qu’il y eut des catégories raciales ancrées dans des traits physiques observables, interprétés comme signes externes de différences essentielles internes, il y avait une distinction peut être plus fondamentale encore entre deux « espèces d’esprit » : les uns qui se sont pour ainsi dire figés de la terre ; les autres qui dérivent leur nature des cieux, c’est à dire d’une source divine ou externe au monde naturel. Leibniz, même s’il n’en était pas pleinement conscient, nous offre un modèle de l’esprit humain dans lequel tout esprit participe dans les deux espèces, dans la mesure où le savoir naturel est inné en lui, sans être fondamentalement différent de la connaissance de Dieu et d’autres vérités a priori non-naturelles.
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Le naturel et l'inné : une perspective historique
Justin Smith
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