La première séance s’est attelée à faire une courte reprise des principaux contextes d’émergence des textes qui formeront plus tard la Bible hébraïque : en partant du IIe millénaire avant l’ère chrétienne jusqu’à l’époque hellénistique, voire romaine. En amont de ce parcours, nous avons rappelé trois points auxquels il s’agit d’être attentif dans l’étude de la formation de la Bible hébraïque : éviter l’anachronisme (aucun de ces textes n’a été rédigé dans l’idée de devenir un texte biblique, à savoir un texte à qui les théologiens vont attribuer un statut de texte inspiré ou qui sera considéré comme un texte faisant autorité sur le plan religieux) ; la Bible est une littérature de crise (beaucoup de textes réagissent, en effet, à des crises politiques, économiques et religieuses) ; l’utilisation problématique du terme de « canon » (celui-ci provient clairement du milieu chrétien qui souhaite voir en l’ensemble de ces textes un tout cohérent, alors que la tradition juive les considère plutôt comme une juxtaposition [TaNaK] d’écrits, qui n’ont pas la même importance).
Première mention d’Israël
Les premières traces de la naissance d’Israël datent de cette période de changement (stèle de Merenptah [– 1205]) ; cet « Israël » devait se situer dans la région montagneuse d’Éphraïm. À la fin du XIIIe siècle, il y avait donc déjà une entité aux contours flous, qui un peu plus que deux siècles plus tard donnera son nom à un royaume.
Premières mentions de Yhwh
Comme l’indique le nom d’Israël, nous pouvons supposer que cette population ne vénérait pas originairement le dieu Yhwh mais la divinité El. Une hypothèse de la recherche est que le dieu Yhwh fit son apparition dans cette région du Levant par l’intermédiaire du groupe nomade des Shasu (liste d’Aménophis III [– 1370], relief du temple d’Amon à Karnak [– 1290 à – 1280]), originaire du territoire d’Édom, de Séïr et de l’Araba au moment de la transition entre le Bronze récent et l’âge de fer. Ainsi, nous pouvons supposer une origine « sudiste » de Yhwh, qui est aussi corroborée par plusieurs textes bibliques (Jg 5 ; Dt 33,2) évoquant des théophanies. De même, il est probable que les traditions de Moïse et du Sinaï se situent plus du côté de Madian que ce que la localisation actuelle (chrétienne), à savoir le Djebel Musa, au sud de la péninsule sinaïtique, propose. Les inscriptions de Kuntillet ‘Ajrud qui évoquent un « Yhwh de Téman » vont également dans ce sens. Ces traditions ont probablement été conservées sous la forme de « traces de mémoire » (Assmann), qui décrivent comment Israël devient le peuple de Yhwh.
Traditions de Jacob
Outre les premières mentions d’Israël et de Yhwh, nous pouvons aussi faire remonter les traditions de Jacob au IIe millénaire avant notre ère. Gn 31,45-54* conserve sans doute la description d’une séparation entre deux clans (Jacob et Laban), dans la zone géographique du Galaad (avant la période monarchique).
Les débuts de la royauté
La présentation biblique des origines de la royauté se fait à partir d’une perspective judéenne (sudiste), selon laquelle le royaume du Nord (Israël) a été rejeté par Yhwh en faveur du royaume de Juda. Cette idéologie se retrouve largement dans l’opposition narrative entre Saül et David, telle que présentée dans 1-2 Samuel.
Traditions orales des origines de la royauté
Ces récits se basent sur des traditions orales et légendaires mais gardent probablement quelques traces des événements historiques. On peut repérer deux traditions principales, remontant jusqu’au Xe siècle av. l’ère chrétienne, probablement indépendantes l’une de l’autre à l’origine : celle des origines de la royauté de Saül, d’origine « nordiste », où il est présenté de manière positive ; celle des origines de la royauté de David et sa succession. Il nous est toutefois impossible de reconstituer les récits originaux sur un plan littéraire, de par le fait que les traditions orales sont constamment sujettes à de nombreuses modifications et enrichissements.
L’apogée du royaume d’Israël : les Omrides et Jéroboam II
Contrairement au témoignage biblique, c’est le royaume du Nord, Israël et sa capitale Samarie, qui fut le plus prospère, comme en témoignent plusieurs sources externes (stèle de Mésha). C’est aussi à Samarie qu’il faut probablement situer les débuts d’une pratique littéraire en Israël (IXe s. av. l’ère chrétienne) sous la dynastie d’Omri (cf. aussi l’inscription araméenne de Deir Alla). Cette pratique se comprend comme la suite logique de la mise en place d’une administration royale et centralisée.
Traditions orales du Nord
Nous pouvons tracer l’origine de plusieurs traditions orales qui entreront par la suite dans le TaNaK à cette période (les cycles d’Élie et d’Élisée ; traditions des Juges (ou « sauveurs »).
Jéroboam II
Contrairement à ce que laisse transparaître le récit biblique, c’est bien le règne de Jéroboam « II » (VIIIe s. av. l’ère chrétienne) qui permit d’étendre l’influence du royaume d’Israël (probablement aussi sur le royaume de Juda). Nous avons ici affaire probablement à une réinterprétation de l’histoire par les rédacteurs bibliques, divisant le règne de Jéroboam en deux rois. Il est probable que de nombreuses traditions émergèrent ou furent rassemblées sous le règne du Jéroboam du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne : identification du dieu nation d’Israël au dieu de l’Exode ; rattachement du sanctuaire de Béthel à la figure de Yhwh et recours à la tradition de Jacob (qui devient un ancêtre national). Ainsi, il est probable que Jéroboam II ait poursuivi la politique du roi Jéhu, qui avait pour but de faire de Yhwh le dieu officiel du royaume du Nord, en passant notamment par la mise par écrit de certaines traditions.
Rouleaux prophétiques
On peut également faire remonter le début de certains rouleaux prophétiques à cette époque (Amos et Osée, voire Esaïe).
L’époque assyrienne : la chute de Samarie (– 722), le siège de Jérusalem avorté (– 701) et la réforme de Josias (– 622)
Lors de la prise de pouvoir de l’Empire assyrien sur le Levant, sa rhétorique et sa propagande ont fortement influencé les scribes judéens qui ont repris la rhétorique et l’idéologie assyriennes afin de l’adapter à la description du rôle de Yhwh par rapport à son peuple. Ce siècle d’occupation assyrienne (jusqu’à la réforme de Josias) a été décisif pour la mise par écrit des textes qui se retrouveront dans la Bible hébraïque.
Modification du terme « Israël »
L’un des effets de la chute de Samarie (– 722) fut de modifier l’utilisation du terme « Israël » dans la tradition : le royaume sudiste de Juda, qui prit plus d’importance politique et démographique, put se réclamer du titre d’« Israël » pour montrer que le vrai Israël est le royaume de Juda, c’est-à-dire le vrai peuple de Yhwh. « Israël » perdit alors sons sens politique pour devenir un terme théologique.
Ézéchias
Le règne d’Ézéchias fut important car il permit de renforcer l’idéologie de la sainteté de Jérusalem, la montagne de Sion, et d’ainsi préparer l’idée de la centralisation du culte de Yhwh à Jérusalem sous Josias. L’échec du siège assyrien à Jérusalem (– 701) fut interprété comme une victoire et un signe de la puissance de Yhwh protégeant sa ville et son temple. Il est possible qu’Ézéchias entreprit plusieurs réformes et activités littéraires durant son règne (écriture de plusieurs rouleaux, renforcement du culte yahwiste, première édition du livre des Rois).
Josias
Un agrandissement spectaculaire de la bibliothèque de Jérusalem eut lieu sous le règne de Josias. On suppose que c’est à cette période que l’on commença à éditer des grands ensembles littéraires, en particulier celui de l’histoire deutéronomiste (Dt ; Jos ; Jg [de tradition nordique] ; 1-2 Sam ; 1-2 R). On peut observer une influence assyrienne sur plusieurs de ces livres : le livre du Deutéronome reprend la rhétorique de l’exclusivité des serments de loyauté (notamment le serment de loyauté d’Assarhaddon [– 672]) en la transférant sur Yhwh ; le livre de Josué l’imaginaire et la rhétorique de l’idéologie de guerre assyriennes. Pour ce qui est de 1-2 Sam et 1-2 R, une première version écrite a probablement été produite par les scribes josianiques qui ont révisé des textes plus anciens, reprenant les traditions du Nord de Saül et les construisant en contraste à l’histoire de l’ascension de David (sudiste).
D’autres rouleaux virent sans doute le jour à cette période : le rouleau de l’Exode avec une histoire de la naissance de Moïse qui ressemble à celle de Sargon ; la révision du premier rouleau d’Ésaïe dans une perspective anti-assyrienne ; la révision et l’ensemble de certains rouleaux prophétiques de l’époque de Jéroboam (Osée, Amos, Michée, [Sophonie]).
L’exil babylonien et la mise en question des structures identitaires traditionnelles
La destruction de Jérusalem (– 587) précédée d’une première déportation de l’élite judéenne (– 597) provoquèrent un énorme choc culturel (effondrement des piliers traditionnels tant idéologiques et politiques que cultuels). En réaction à cette crise, de nombreux rouleaux furent écrits, tandis que d’autres furent révisés. Le contact avec Babylone favorisa aussi l’écriture des récits des origines (récit de la Création et du Déluge, tour de Babel), en s’inspirant des grandes épopées et mythes babyloniens (Gilgamesh, Enuma Elish, Atrah-Hasis). La révision de l’histoire deutéronomiste eut probablement lieu à Babylone, puisqu’elle présuppose la crise de l’exil et invente le concept du « pays vide » lors de l’époque exilique. L’exil devient le résultat de la colère de Yhwh, qui a envoyé les Babyloniens et ses alliés contre son peuple et ses rois qui n’ont pas respecté ses commandements. La situation dans le pays permit également l’émergence de nouveaux textes : une version de l’histoire d’Abraham, le livre des Lamentations, textes produits par des intellectuels restés dans le pays.
L’époque perse et la compilation de la Torah, la révision des textes prophétiques et des Écrits (sagesse, nouvelles)
Cette période est essentielle pour la formation de la Bible hébraïque, puisque c’est vraiment là qu’elle voit le jour. On y perçoit l’instauration d’une tradition théologique de la « restauration », permise par l’Empire perse (très apprécié des auteurs bibliques). La libération des peuples de l’oppression babylonienne et l’annonce d’une nouvelle création qu’on trouve dans le Deutéro-Ésaïe reflètent l’enthousiasme des premières décennies de l’époque perse.
Si le début de l’époque perse voit la mise en place du document sacerdotal (composé de textes que l’on retrouve en Gn 1-Ex 40* et abrégé P) et de sa législation (code de sainteté [Lv 17-26]) ainsi que le livre des Nombres, la fin de celle-ci permet la promulgation de la Torah (Pentateuque).
C’est aussi à cette période que se constitue une bibliothèque prophétique : à part Jonas, probablement tous les livres prophétiques existaient à l’époque perse (bien que la révision de ces textes continue à l’époque hellénistique). Cette conclusion « perse » de la collection des Prophètes donna ensuite lieu à une idée attestée dans le Talmud, selon laquelle la période perse signifie la fin de la prophétie.
L’époque ptolémaïque et séleucide (IVe-II e s. av. l’ère chrétienne)
Suite à la chute de l’Empire perse (– 333 par Alexandre), la Judée se trouve d’abord intégrée dans l’Empire ptolémaïque puis dans l’Empire séleucide. La rencontre avec l’hellénisme fut riche pour la littérature en Judée, notamment avec la mise en place de la littérature de sagesse (Pr ; Qo ; [Sir] ; Ct) ainsi que des textes plus « romancés » (Est ; Rt). Le livre de Daniel reflète, quant à lui, les bouleversements sous les Maccabées et intègre la pensée apocalyptique. Les Chroniques datent également de cette période.
Si ces différents ensembles de textes sont certes rédigés à cette période, ils ne font pas pour autant encore partie de la Bible hébraïque, qui n’existe pas encore sous sa forme tripartite à ce moment-là.
L’époque romain : destruction du temple, mise en place des Ketubîm, judaïsme pharisien
En effet, c’est sous la domination romaine que les Ketubîm sont finalement fixés et le TaNaK plus ou moins défini (IIe s. ap. l’ère chrétienne) par les pharisiens, qui représentent le nouveau visage du judaïsme. Suite à la destruction du temple (+ 70), le judaïsme naissant change radicalement : abandon du culte sacrificiel en faveur du culte synagogal. Le judaïsme devient alors une religion du livre, promouvant cette littérature née dans différentes crises pour permettre de donner des clés d’interprétation (monopole pharisien). Ainsi, la Bible hébraïque naît à peu près en même temps que la Bible chrétienne.