Ce que la Bible doit à l'Égypte

II^e millénaire : les origines d’« Israël » vues par l’Égypte

L’Égypte – αἰγύπτος en grec ; םירצמ [miṣrāyim] en hébreu, peut-être une traduction de l’expression égyptienne tʒ.wj signifiant « les deux pays », c’est-à-dire la Haute- et la Basse-Égypte –, durant le Nouvel Empire, avait pris le contrôle de la Syrie-Palestine. Les différents roitelets cananéens, dans un système de cité-états, étaient vassaux de l’Égypte. En marge de ces villes, il y avait également des populations rurales, nomades, souvent en conflit avec les villes : les Shasu et les ‘Apiru, qui sont mentionnés dans différents textes égyptiens (inscriptions du pharaon Amenophis III ; lettres d’El Amarna) ; ces termes n’étant non pas ethniques mais sociologiques.

La mention la plus ancienne du nom d’Israël est d’ailleurs égyptienne : la stèle de victoire du pharaon Merenptah (– 1205) qui désigne « Israël » comme un groupe se trouvant probablement dans la montagne d’Ephraïm.

Égypte et Israël au premier millénaire : sources égyptiennes et bibliques

Durant le I^er millénaire, les contacts entre l’Égypte et le Levant continuent, et ceci sur différents niveaux : campagnes de certains Pharaons, influences culturelles, mais aussi l’idée de l’Égypte comme terre d’exil (déjà attestée au II^e millénaire). Il est à noter que, bien souvent, les sources égyptienne et biblique ne concordent pas sur la description de tel ou tel événement (par ex. : 1 R 9,16 où Salomon épouserait une fille d’un Pharaon ; affirmation peu plausible étant donné les sources et coutumes égyptiennes).

L’Égypte comme conquérant

Deux campagnes principales en Israël et Juda sont mentionnées dans la Bible hébraïque : celles de Sheshonq (– 930 ; cf. 1 R 14,25-26 et la liste égyptienne des villes conquises par Sheshonq qui ne mentionne pas Jérusalem) et de Nékao II (2 R 23,29 ; 2 Ch 35,20-24), au cours de laquelle Josias perdit la vie.

L’Égypte comme alliée potentielle

Le recours à l’Égypte comme alliée apparaît plusieurs fois dans les textes bibliques, notamment contre les Assyriens (2 R 17,4) puis les Babyloniens (Jr 20,1-6 ; 2 R 24,7). Cet appel à l’aide est d’ailleurs critiqué à maintes reprises par les prophètes (Os 7,11 ; 11) ; il correspond sans doute à une réalité.

L’Égypte comme lieu d’asile et de refuge

Suite à la destruction de Jérusalem en 587 av. l’ère chrétienne, une partie des Judéens restée dans le pays cherche refuge en Égypte (2 R 25 ; Jr 42-44). Les rédacteurs des livres de Jérémie et d’Ézéchiel furent apparemment hostiles aux Judéens installés en Égypte au début de l’époque perse (on peut dresser un parallèle avec la communauté juive installée à Éléphantine, au sud de l’Égypte). L’Égypte était bien connue pour la fertilité de ses terres et sa richesse, ce qui en fait la candidate idéale comme terre de refuge (Gn 13 ; Nb 11,5 ; 20,5 ; Dt 11,10), notamment en période de famine (Gn 12, 10-20 ; 42) mais aussi en période d’instabilités politiques (1 R 11,17 ; 40 ; 2 R 25,26 ; Os 9,6 ; Jr 26,20-23). Cela est également attesté par des documents égyptiens (comme, par ex., l’inscription du tombeau de Horemheb, fin XIV^e s. av. l’ère chrétienne).

Influences culturelles, cultuelles et littéraires

Durant le I^er millénaire avant l’ère chrétienne, l’influence politique et économique de l’Égypte sur Israël et Juda a été importante, à en croire les textes bibliques ainsi que l’iconographie et la glyptique (cf. les sceaux « égyptianisants » et des représentations de séraphins, des serpents volants).

Productions littéraires connues des Judéens

Ce sont principalement deux textes dont on peut retracer l’influence dans les traditions judéenne et israélite : le Roman de Sinouhé et le Conte des deux frères. Le premier, dont les plus anciens manuscrits datent de 1800 av. l’ère chrétienne, raconte la fuite d’un haut-fonctionnaire d’Égypte pour des raisons peu claires. On peut faire des liens avec les histoires de Moïse et de Joseph, mais également avec le récit du combat de David contre Goliath. Concernant le Conte des deux frères (XII^e s. av. l’ère chrétienne), c’est surtout la première partie qui nous intéresse puisqu’elle raconte un épisode extrêmement similaire à celui de Gn 39 (Joseph et la femme de Potiphar).

Sagesse égyptienne et sagesse biblique

La sagesse biblique telle qu’elle s’exprime dans le livre des Proverbes révèle maints parallèles avec la sagesse égyptienne : la tâche principale des sages égyptiens qui était de former les jeunes hommes pour leur permettre de vivre dans la société en conservant l’ordre (maât) qui la gouverne ; le concept de maât, très proche des concepts hébraïques de šālôm (« paix) et ṣĕdāqâ (« justice »), désigne l’état juste de la nature et de la société, tel qu’il a été fixé par le dieu créateur ; le fait que maât passe du statut de concept à celle d’une figure personnifiée (parfois même sous la forme d’une déesse), tout comme la Sagesse (Ḥokmâ) en Pr 8 ; les forts parallèles entre Pr 22,17-23,11 et le texte égyptien Sagesse d’Amen-em-opé (1100-1000 av. l’ère chrétienne, recopié constamment dans les siècles suivants), qui indique probablement que l’auteur de ce livret des Proverbes avait une connaissance précise de ce texte.

Origine égyptienne de l’idée d’un jugement des morts

L’idée d’un jugement des morts n’est pas un concept majoritaire concernant la mort dans la Bible hébraïque, elle se met en place aux alentours des III^e et II^e siècles av. l’ère chrétienne (cf. Livre de Daniel) et aura surtout une forte influence sur le judaïsme naissant (cf. Livre d’Hénoch) puis sur le christianisme (cf. Mt 25). L’idée d’un tribunal des morts en Égypte a connu des transformations tout au long de l’histoire : d’abord l’idée d’une vie après la mort était réservée au roi, le seul qui avait un tombeau et qui était momifiée, puis cette idée se démocratisa, dans le sens où les gens aisés pouvaient se permettre les mêmes pratiques ; l’idée de jugement évolua elle aussi – trouvant sa racine dans le récit de Seth et d’Osiris sous la forme d’un tribunal – pour devenir un tribunal « éthique » où n’importe quel mort est jugé pour la manière dont il a mené sa vie (en cas d’examen réussi, le candidat peut avoir accès à une vie « après la première mort »). Cette idée donnera au judaïsme naissant l’occasion de résoudre un problème théologique majeur, à savoir la mort prématurée des « justes ».

L’Égypte dans le Pentateuque

La place de l’Égypte est ambivalente dans le Pentateuque : dans Gn 10, Égypte est un descendant de Cham, fils de Noé ; dans Gn 37-50, le roman de Joseph, on peut apercevoir une vision positive de la diaspora égyptienne ; le récit de l’Exode présente une vision négative, où l’Égypte asservit le peuple hébreu ; des textes du livre des Nombres, comme certains textes prophétiques, critiquent toute volonté de retourner en Égypte.

Dans le roman de Joseph

Gn 37-50 peut être qualifié de « nouvelle diaspora » et fait apparaître une vision positive de la diaspora égyptienne. On y présente les relations entre l’Égypte et les descendants du patriarche Jacob d’une manière presque irénique. Ce roman présuppose une bonne connaissance de l’Égypte de la deuxième partie du premier millénaire avant l’ère chrétienne, au vu des différentes références culturelles du texte, dont la rédaction doit être datée à l’époque achéménide. Le roman de Joseph présente une théologie quasi libérale et est un véritable plaidoyer pour la cohabitation entre Juifs et Égyptiens (par ex. Joseph et le Pharaon n’ont pas de conflits théologiques). Joseph incarne la réussite exemplaire d’un Juif en Égypte, puisqu’il arrive à s’intégrer parfaitement dans le milieu égyptien malgré des circonstances de départ peu favorables, et sert ainsi de modèle pour tout membre de la diaspora.

Dans le récit de l’Exode

Dans la Bible hébraïque, la sortie d’Israël d’Égypte fonctionne comme le mythe fondateur par excellence (cf. l’ouverture du Décalogue ; le « crédo historique » de Dt 26,5-9) et y apparaît comme le début de l’histoire entre Yhwh et Israël qui arrache les Israélites du pouvoir du Pharaon afin de les mettre à son service. La question des contours primitifs de cette tradition et de son historicité est épineuse : aucun document égyptien ne mentionne un événement comparable à la sortie d’Égypte, telle qu’elle apparaît dans le récit biblique ; de plus, le récit du livre de l’Exode ne donne aucune indication chronologique précise. Il faut alors suivre la proposition de Jan Assmann, selon laquelle la sortie d’Égypte n’a pas un noyau historique mais serait le résultat de l’assemblage de différentes traces de mémoires (expulsion d’Égypte des pharaons « Hyksos » ; les ‘Apiru, le souvenir d’une domination de l’Égypte sur le Levant).

Excursus : la figure de Moïse

Tout comme pour l’Exode, établir l’historicité du personnage de Moïse pose de gros problèmes. Plusieurs hypothèses permettent non pas de vérifier l’historicité du personnage, mais de retrouver l’arrière-fond qui a permis la construction de cette figure. Bien que le nom de « Moïse » soit d’origine égyptienne (m-s-j signifie « engendrer, enfanter »), cela ne signifie pas nécessairement que Moïse ait été un Égyptien. Ce nom est toutefois le signe d’une tradition relativement ancienne, car il est difficilement imaginable qu’on ait inventé pour le héros de l’Exode quelqu’un qui porte un nom égyptien. Plusieurs pistes ont été explorées à partir des sources égyptiennes : les textes égyptiens de la fin du II^e millénaire évoquent plusieurs hauts fonctionnaires, originaires du Levant, et portant, à côté de leurs noms sémitiques, des noms égyptiens avec la racine m-s-j. Deux personnages ont été ressortis comme « candidats » pour découvrir le Moïse historique : un certain Beya (sous Séthi II) et un « Irsou » (peut-être s’agit-il de Beya, ou alors d’un nom propre). Une autre spéculation, mais hasardeuse, rapproche le Moïse historique du pharaon monothéiste Akhenaton (cf. Freud).

Les prophètes face à l’Égypte : de la condamnation à la réconciliation

Durant les VIII^e et VII^e siècles av. l’ère chrétienne, les souverains israélites et judéens hésitent constamment en ce qui concerne la soumission aux Assyriens. De nombreux livres prophétiques (Os, Es, Jr, Ez) fustigent l’idée de trouver appui auprès du Pharaon et contiennent des oracles souvent violents à l’égard de l’Égypte. Pourtant, certains oracles prophétiques tardifs, sans doute de l’époque hellénistique, vont encore plus loin en annonçant l’intégration de l’Égypte dans le plan de salut de Yhwh (Es 19,19-25). Ainsi l’Égypte n’est-elle pas seulement un point de « départ » (Exode), mais elle est aussi un point de retour et un symbole de réconciliation (cet oracle reflète peut-être l’importance de la diaspora juive à Alexandrie).