Ce que la Bible doit à la Mésopotamie (suite), aux Perses et aux Grecs

Perse

C’est en –539 que le roi Cyrus s’empare de la ville de Babylone, soutenu et aidé par les prêtres de Marduk, qui étaient en désaccord avec la politique religieuse du roi babylonien Nabonide. L’Empire perse, organisé en satrapies, engloba alors très clairement les différents territoires qui attestaient d’une présence judéenne et israélite. L’Égypte représente un cas particulier, puisqu’elle se révoltait souvent contre les autorités perses. Il y a de fortes chances que les Judéens du Delta et d’Éléphantine furent loyaux vis-à-vis des Perses, ce qui provoqua sans doute une hostilité des Égyptiens. Ce contexte pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi l’Exode joue un rôle si important dans le Pentateuque : les autorités perses auraient été sans doute contentes d’apprendre l’existence d’un récit dans lequel le dieu Yhwh triomphe des Égyptiens.

L’image de la Perse dans la Bible hébraïque

Globalement, l’image de la Perse est extrêmement positive dans la Bible hébraïque. On peut même parler de « persophilie » : les rois perses (ni même les Perses tout court) ne sont jamais l’objet d’oracles prophétiques de condamnation ; l’arrivée de Cyrus est présentée dans le Deutéro-Ésaïe (Es 30-55) comme celle du messie de Yhwh, de même dans 2 Ch 36,22-23 (ces textes s’inspirent probablement de la propagande perse du cylindre de Cyrus) ; le roi perse se range du côté des Juifs dans le livre d’Esther. On peut aussi observer que, pour la Bible hébraïque, la période perse est la dernière époque qui est mentionnée de manière explicite (les Maccabées ou le Siracide ne font pas partie du TaNaK), ce qui pourrait laisser penser que les derniers éditeurs de la Bible hébraïque considéraient que l’époque perse était en quelque sorte la fin de l’histoire.

L’autorisation impériale

La théorie de l’autorisation impériale émet l’hypothèse que les autorités perses avaient l’habitude de favoriser la publication des textes religieux des différentes communautés locales, dont évidemment celle du Pentateuque (cf. Esd-Ne). Toutefois, nous n’avons guère de parallèles en dehors de la Bible hébraïque pour une telle pratique. Le seul exemple connu est celui du haut-fonctionnaire et prêtre égyptien Oudjahorresnê (VI^e s. av. l’ère chrétienne), qui présente plusieurs similitudes avec la mission d’Esdras (Esd 7) : un scribe qui est en même temps prêtre est envoyé par le roi perse dans le pays d’origine avec des moyens mis à disposition par la cour achéménide dans le but de restaurer un ou le centre cultuel du pays. Cependant, le Pentateuque est bien différent du culte rétabli à Saïs ; d’ailleurs si on avait voulu le faire agréger par les Perses on aurait dû le rédiger en araméen et non en hébreu.

« Le dieu des cieux »

Esd 7 fait d’ailleurs mention de l’expression « dieu des cieux », terme également utilisé par la diaspora judéenne à Éléphantine quand ses responsables s’adressent au gouverneur perse Bagôhi pour recevoir la permission de reconstruire le temple de Yahô (détruit par les Égyptiens) : le terme est utilisé tant pour désigner Yhwh et le dieu de Bagôhi, et dans sa réponse, Bagôhi utilise cette expression probablement pour parler du dieu suprême perse Ahura-Mazda.

Les influences perses dans la Bible hébraïque

Il très difficile de se faire une idée claire du système religieux adopté par les souverains achéménides. En effet, il est difficile de déterminer à quel point l’on peut rapprocher ce système du zoroastrisme qui émergera par la suite, étant donné la difficulté qu’ont les chercheurs pour dater l’activité de Zoroastre (voir les travaux et la prudence de J. Kellens).

Il est plus probable que ce soit le « mazdéisme » qui ait été d’abord pratiqué dans le cadre de la religion officielle royale, avec comme divinité principale Ahura-Mazda. On suppose que le mazdéisme des Perses constituait une sorte de monothéisme syncrétiste ou inclusif, qui considérait les autres divinités comme des manifestations locales de Ahura-Mazda (dont probablement Yhwh/Yahô). Un tel rapport aux autres divinités peut également être appliqué à Yhwh dans certains psaumes post-exiliques, où il est représenté comme trônant au milieu de l’assemblée céleste et dépassant tous les autres dieux (Pss 81,2 ; 89,7), qui se sont, de fait, dégradés en « anges » ou en « saints » (Pss 89,6 ; 103,20). Ce maintien de l’ancien panthéon peut s’expliquer, au moins partiellement, par une double influence perse : Yhwh est présenté à l’image du grand roi perse (qui en fait est le seul vrai roi) dominant tous les rois des autres peuples ; mais Yhwh correspond également ainsi à Ahura-Mazda qui, après la réforme zoroastrienne, siège, seul vrai Dieu, souverainement établi au sommet du panthéon traditionnel.

La deuxième influence du mazdéisme réside peut-être dans une forme de dualisme qui opposait le dieu suprême Ahura-Mazda à un esprit mauvais du nom de Angra Mainyu, que l’on pourrait rapprocher de la figure du « satan » dans quelques textes bibliques, principalement dans le livre de Job.

Une troisième influence du mazdéisme, voire du zoroastrisme, peut se sentir dans l’importance donnée à des offrandes végétales et au feu. C’est possiblement pour cette raison que le gouverneur Bahôgi n’autorise la reconstruction du temple à Éléphantine qu’à condition que l’on n’y pratique pas de sacrifices animaliers. Du coup, on peut aussi se poser la question de savoir si l’idéal végétarien du récit de la Création en Gn 1 n’est pas influencé par le rejet des sacrifices animaux dans le zoroastrisme (cf. aussi Ml 1,11).

Une dernière influence impacta possiblement la pensée apocalyptique judéenne : dans les textes qu’on attribue à l’Avesta récent de l’époque achéménide il est question d’un Sauveur, « Astuuat-ereta » (« celui qui donne des os à l’harmonie ») qui fera fuir les démons et « se dresser » les morts (cf. Ez 37). L’opposition entre deux esprits Spenta Mainyu et Angra Mainyu a peut-être influencé la mention des deux esprits dans la règle de la communauté à Qumran dans laquelle on apprend que Dieu a disposé pour l’homme deux esprits, l’un de vérité et l’autre de fausseté. Il est dur d’établir qui de la pensée apocalyptique judéenne ou de l’eschatologie mazdéenne a influencé l’autre (voir les travaux de J. Kellens).

Grèce

Plusieurs textes bibliques ont vu le jour durant l’époque hellénistique : le Cantique des Cantiques, Esther et Qohéleth (qu’on a souvent cherché à rapprocher de certains courants de la philosophie hellénistique). L’influence grecque sur les textes de la Bible hébraïque ne se limite pourtant pas à la période de domination grecque sur le Levant, puisque les contacts entre la Grèce et le Levant remontent aux échanges commerciaux dès les VII^e-VI^e siècles av. l’ère chrétienne. On en trouve des traces par certains mots bibliques clairement empruntés de la langue grecque (seranîm, qui viendrait du grec τύραννος « tyran », dans le récit de l’histoire de l’Arche pour désigner des chefs philistins). Il a été également suggéré que le type d’armure que portait Goliath en 1 S 17 est apparu chez les mercenaires grecs entre le VII^e et le V^e s. av. l’ère chrétienne.

Le livre des Juges et les traditions mythologiques grecques

Trois récits principaux du livre des Juges ont été rapprochés de traditions mythologiques grecques :

(1) l’histoire du sacrifice de Jephté (Jg 11) et le sacrifice d’Iphigénie dans la tragédie d’Euripide. On voit de nombreux parallèles : la formulation d’un vœu qui se transforme en sacrifice non voulu de la fille du protagoniste ; c’est dans les deux cas la fille qui fait preuve d’héroïsme en acceptant son sort. Jg 11 reflète sans doute une période de « crise théologique » concernant l’intervention des dieux en faveur des hommes, réfléchissant sur leur absence (contrairement à Gn 22), mais aussi sur la responsabilité, voire la folie des hommes (cf. Qo 5,3-4) ;

(2) la fable de Yotam, incluse dans le récit d’un Abimélék qui veut se faire roi sur Israël (Jg 9), et une fable d’Ésope. Il est difficile d’établir lequel des deux récits a influencé l’autre ; il est possible qu’il s’agisse d’une reprise d’une fable grecque par le texte biblique, laquelle dans sa transmission, dans un contexte chrétien, a également été influencée par la version de la LXX ;

(3) la figure de Samson et celle des héros grecs. Le motif du lien entre les cheveux et la force (Apollon, Dionysos, Oreste, etc.) ; de nombreux liens avec le récit d’Héraclès (né d’une rencontre entre un être divin et une humaine, la rencontre avec une femme qui se joue de lui, la mise à mort d’un lion à mains nues, le vol des portes de Gaza qui rappelle les colonnes d’Héraclès, la mâchoire d’âne de Samson et la massue d’Héraclès). On ne peut trancher définitivement la question de si l’auteur de l’histoire de Samson s’est inspiré d’une manière consciente des mythes autour d’Héraclès, mais une influence hellénistique n’est nullement à exclure.

L’histoire d’Abraham

Trois récits présentent des parallèles avec des traditions grecques :

(1) la visite des trois êtres auprès d’Abraham en Gn 18,1-16 (qui récompensent Abraham pour son hospitalité en annonçant au couple vieux et sans descendants la naissance d’un fils) trouve des échos dans plusieurs traditions antiques (dont les éditeurs de ce texte se sont certainement inspirés), dont une version grecque relatée par Ovide (Les Fastes) avec la visite de Jupiter, Neptune et Mercure auprès du vieillard Hyriée. Dans les deux récits, l’enfant est un don des dieux en récompense à l’hospitalité qui leur est offerte avec insistance, les deux hôtes découvrent peu à peu la véritable identité de leurs invités, que ces derniers finissent par révéler d’eux-mêmes. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’une reprise consciente, ou s’il s’agit d’un motif partagé entre l’Occident et l’Orient ;

(2) le récit de la destruction de Sodome et Gomorrhe mentionne le fait que la femme de Lot se transforme en colonne de sel après s’être retournée, malgré l’interdiction, pour regarder la catastrophe. Ce texte fait penser au mythe d’Orphée et Eurydice, où la femme finit finalement aux enfers après que son mari, Orphée, se retourne pour la regarder ;

(3) l’histoire de Sodome et Gomorrhe se termine par l’épisode rocambolesque où les deux filles de Lot, réfugiées avec lui dans une grotte, font boire du vin à leur père pour ensuite coucher avec lui afin d’obtenir une descendance (Gn 19,30-38). La combinaison entre le vin et la grotte se trouve également dans un des mythes de Dionysos, fils de Zeus et d’une femme humaine. Pour fuir la colère d’Héra, Dionysos se cache dans une grotte, où il y plante la première vigne et fait goûter son vin à ses nourrices, des nymphes.

La question de l’influence grecque sur des traditions bibliques doit être poursuivie, de même que l’enquête pour savoir si certaines de ces traditions sont plus le fruit d’une « tradition commune » que le résultat d’une influence directe. À l’inverse, l’on peut aussi se demander si certains mythes grecs sont nés suite à des influences de l’Est. Finalement, ces quelques enquêtes nous ont montré qu’il ne fallait pas ériger une sorte de barrière infranchissable entre l’Ouest et l’Est, entre le monde grec et le Proche-Orient ancien.