Les figures diffamation/duel doivent être lues ensemble, parce qu’elles sont toutes deux le produit des vicissitudes de la liberté d’expression au XIXe siècle ; parce qu’elles sont des figures complémentaires, l’une renvoyant à une violence verbale tandis que l’autre renvoie à une violence physique ; parce qu’elles sont, enfin, des figures inversées, le développement de l’une se faisant dans les moments où l’autre est faible. Toute l’histoire politique et littéraire du XIXe siècle peut être lue comme celle de ce couple de la violence physique et de la violence verbale, de ses équilibres intérieurs, des efforts qu’a fait l’État – dans un processus que Norbert Elias dirait de civilisation, de monopolisation de la violence – pour les contrôler. L’adage en vigueur au XIXe siècle, à l’origine incertaine, et qui dit qu’on peut « tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus », résume bien la difficulté qu’ont eue à capter la violence publique, et à réglementer le duel, des régimes eux-mêmes nés de la violence, sans légitimité réelle face à elle. La fin de l’Ancien Régime, notamment depuis les édits de 1651 et 1679, avait vu une diminution drastique du nombre de duels, mais ceux-ci repartent à la hausse avec la Révolution. L’Empire ne donne lieu ni à diffamation ni à duel, à cause de son rapport autoritaire à la liberté d’expression ; mais sous la Restauration, le nombre de duels croît à nouveau, en partie sous la pression d’une ancienne classe militaire désœuvrée (la demi-solde de la Grande Armée), mais aussi grâce à un certain succès de l’esprit militaire dans les mentalités de l’époque.
Le mot de diffamation date de 1819. Le tout début de la Restauration institue la censure préalable pour toute publication, mais le régime, dans un effort pour donner des gages à son opposition et pour pacifier la vie publique, introduit en 1819 trois lois sur la presse, plus libérales, soucieuses de concilier la liberté d’expression et la protection des personnes. Ce sont ces lois qui, en même temps que la notion de diffamation, mettent en place les notions de morale publique ou religieuse, de bonnes mœurs, qui feront condamner Baudelaire en 1857. La diffamation juge et punit l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne, par opposition à l’injure, qui est une caractérisation directe de la personne, sans référence à une action. Elle vient surtout remplacer la notion de calomnie, instituée par le Code pénal de 1810, et dont l’application pose problème : car la calomnie dénote le caractère mensonger du propos du calomniateur, et engage dès lors le procès dans la voie d’une vérification des preuves qui ne peut jamais aboutir entièrement, et qui finit par traîner immanquablement les calomniés dans la boue, quelle qu’ait été la réalité de leurs actes. La notion de diffamation, en s’affranchissant de l’exigence de production d’une preuve, protège les personnes et les réputations : peu importe la fausseté ou la vérité du fait auquel on se réfère, c’est l’acte seul d’imputation, la seule intention de nuire qui sont jugés. En 1872, Verlaine, soucieux de mettre fin aux rumeurs qui entourent le séjour qu’il fait à Londres avec Rimbaud, s’enquiert auprès de son ami Le Pelletier de l’opportunité d’apporter des preuves à un éventuel procès en diffamation : hélas, ni la loi en vigueur en 1872, ni la loi à venir de 1881, qui régit encore largement la presse de 2017, ne prévoient une quelconque modalité de production de la preuve.
On peut lire une grande partie de l’histoire du XIXe siècle comme une alternance dialectique entre les politiques de prévention (la censure préalable) et les politiques de répression, les régimes autoritaires affichant une préférence pour la logique de prévention : c’est l’Empire, et c’est la Restauration aussi, après 1820 et l’assassinat du duc de Berry. Les juridictions en charge des procès en diffamation évoluent de manière concomitante : les cours d’assises (et donc les jurys) après 1819, après 1830, mais la police correctionnelle après 1820 et durant le Second Empire. À travers la question de l’institutionnalisation de la diffamation, c’est tout un processus de conciliation entre liberté de la presse et liberté des personnes qui se donne à lire.
Au même moment, vers 1819, on tente de réglementer le duel, mais cela échoue car la diffamation ne parvient pas à s’institutionnaliser pour régler les conflits d’honneur. Le duel n’est pas formalisé dans le Code pénal de Napoléon, et lorsqu’il réapparaît après 1815, c’est sans qu’aucune législation ne soit prévue pour l’encadrer. Plusieurs lois sont projetées entre 1819 et 1830, mais aucune n’est votée ; à partir de 1837, la Cour de cassation traite les duels à partir de la législation prévue pour les homicides et les blessures volontaires. Cet échec se lit aussi en contraste avec la réussite des édits du jeune Louis XIV, dont Le Misanthrope de Molière se fait l’écho : Alceste trouvant que le sonnet d’Oronte n’est bon qu’à mettre aux cabinets reçoit chez lui une convocation des maréchaux plutôt que celle de témoins, et évite ainsi un combat potentiellement mortel.