En 1966, Barthes est directeur d’études à la 6e section de l’École pratique des Hautes Études (chaire de « Sociologie des signes et des représentations »). Dans ce fief de Fernand Braudel, le Centre d’études des communications de masse (CECMAS) a été créé en 1961 (avec Georges Friedmann, Edgar et Violette Morin, Christian Metz, Claude Bremond). Pour Barthes, depuis les Mythologies (1957), les recherches littéraires sont moins centrales. Son séminaire de 1962-1964 porte sur les systèmes sémiotiques non littéraires et même non linguistiques (image, son, geste, mode). Il est devenu un homme médiatique : on retrouve ses analyses de la publicité dans Pierrot le fou, Les Choses (Jérôme et Sylvie sortent des Mythologies), ou Les Belles images (le roman se passe dans le milieu de la publicité). Barthes est alors plus sociologue que littéraire.
L’affaire Barthes-Picard survient à la rentrée de 1965 ; elle éclate à contretemps deux ans après la parution de Sur Racine (qui était déjà ancien, les textes datant de 1958 à 1960). On a dit que Raymond Picard avait réagi au moment où Barthes touchait au cœur de la littérature française avec Racine, mais c’est sans doute moins Sur Racine que les Essais critiques (1964), dont les derniers textes opposent le structuralisme à la critique universitaire, qui ont provoqué l’attaque de Picard. Celui-ci, qui a publié sa thèse sur Racine chez Gallimard, dans la « Bibliothèque des idées », n’est pas un « sorbonnard » typique, un Brichot. Il est l’auteur d’un roman, Les Prestiges, paru en 1947 chez Gallimard. Proche de Jean Paulhan, il est familier de Sarraute et de Simon. Picard s’en prend chez Barthes à l’incohérence de la méthode, au jargon, à l’impossibilité de vérifier les interprétations. Il propose une nouvelle histoire littéraire, un lansonisme renouvelé, en revendiquant lui aussi un retour au texte.
La parution du pamphlet de Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture dessine deux camps tranchés : les étudiants et l’avant-garde intellectuelle d’un côté, de l’autre la presse – Le Monde et Le Nouvel Observateur –, où Picard est plutôt bien accueilli, comme défenseur du bon sens. Barthes fut affecté par ces polémiques et ressentit comme un terrorisme l’attaque de Picard : « Moi je parle de Racine selon le langage de notre époque ; c’est moi le vrai gardien du patrimoine national ; il est délirant de dire que la nouvelle critique n’aime pas la littérature. » Barthes se dit du côté des jeunes et des étudiants.
Critique et vérité, publié en février 1966 avec un bandeau « Faut-il brûler Roland Barthes ? », comporte deux parties : une réfutation violente et politique des arguments de Picard, puis un programme scientiste. Barthes se réclame de la Résistance, de l’avant-garde brimée depuis le XIXe siècle ; il s’agit de pousser l’adversaire vers la droite, voire l’extrême droite, et de s’inscrire dans une lignée qui part de Proust, Freud, Lacan, Queneau, Chomsky, Mallarmé, Jakobson, Blanchot, et qui court jusqu’à Le Clézio, Bataille, Saussure, Lévi-Strauss, Lukacs, Goldmann ou Benveniste : il n’y a plus ni poète ni romancier, il n’y a qu’une écriture. Barthes propose de développer une science de la littérature ; la critique doit être un « discours qui assume ouvertement, à ses risques, l’intention de donner un sens particulier à l’œuvre », qui impose du sens au lieu d’analyser comment il se produit.