Jean Yoyotte (1927-2009)
Jean Yoyotte a disparu le 1er juillet dernier. Il était né le 4 août 1927 à Lyon, dans une famille originaire de la Martinique. Son père était ingénieur chimiste et occupait une situation confortable dans la société Rhône-Poulenc, qui le conduisit bien vite à s’installer à Paris. Dès 1932 donc, à l’âge de cinq ans, Jean Yoyotte devient parisien. Il le sera jusqu’à sa mort. Il serait plus exact de dire qu’il devint citoyen du Ve arrondissement et, plus précisément encore, de la Montagne Sainte-Geneviève. Il fait, en effet, ses études au Lycée Henri IV et termine ses jours dans son appartement de la rue Monge. Cette topographie pourrait sembler bien resserrée. Elle masque à peine un parcours, dont les vastes horizons se sont nourris dans les institutions prestigieuses qui y résident.
De ses études à Henri IV, il garde toute sa vie deux biens précieux : une curiosité insatiable et une amitié profonde avec Serge Sauneron, qui se forgera dans la découverte, partagée très jeune, de l’Égypte des pharaons. Cette relation forte ne cessera qu’avec la disparition tragique de Serge Sauneron en 1976, alors que, à 49 ans et à la tête de l’Institut français d’Archéologie orientale, ce dernier était au sommet de nos études. Les « loisirs dirigés » imposés en 1936 par le gouvernement de Léon Blum auront pour conséquence inattendue de souder le « club égyptien » fondé par le professeur de dessin des deux amis, qu’avait rejoint Gérard Godron, qui finira sa carrière comme professeur d’égyptologie à l’université Paul-Valéry. Et nos trois comparses de se glisser depuis la Montagne Sainte-Geneviève vers l’École du Louvre et l’École pratique des hautes études.
Jean Yoyotte y suit l’enseignement des maîtres d’alors : Jean Sainte Fare Garnot, Jacques-Jean Clère, Michel Malinine, Jacques Vandier, Gustave Lefebvre et Georges Posener, dont il devient le disciple. Bachelier en 1945, il entreprend une license d’Histoire et entre en 1948 au CNRS comme stagiaire. Il est affecté à la chaire de Pierre Montet au Collège de France. Deux rencontres qui vont diriger toute sa vie : le Collège, – qu’il ne quittera jamais vraiment, même s’il traversera régulièrement la rue Saint-Jacques pour rejoindre le second pôle de sa carrière, l’École pratique des hautes études –, et Pierre Montet, dont il héritera Tanis et sera l’un des successeurs au Collège.
Il est élève de l’École pratique des hautes études (IVe section) en 1951 et obtient en 1952 un diplôme d’études supérieures en histoire, qui lui permet de partir à l’Institut français d’archéologie orientale du Caire comme membre scientifique en 1953. Il reste en Égypte jusqu’en 1957. La période n’est pas facile dans un pays qui remet en cause les fondements de sa société, mais Jean Yoyotte peut parcourir le pays, souvent en compagnie de Bernard Bothmer, auquel il restera lié toute sa vie. Il visite avec soin les sites auxquels il consacrera de nombreuses études plus tard : Héliopolis, Kôm Abou Billou, Saft el-Hennah, Abousir-Banna, Kôm el-Kébir, Samanoud, Mendès, Tell Rozan, Tell Abou Yassin, Horbeit, etc. Il est fasciné surtout par les sites du delta, auquel il consacrera l’essentiel de ses recherches. De cette première confrontation du terrain aux sources historiques naît en 1961 un article qui reste l’une de ses œuvres majeures, « Les principautés du delta au temps de l’anarchie libyenne ». Il y organise la documentation complexe de cette période, fournissant une synthèse neuve, qui servira de base aux travaux postérieurs sur le même sujet, notamment ceux de Farouk Gomàa et de Kenneth A. Kitchen.
La géographie du delta et, plus particulièrement, la géographie religieuse constitueront le principal fil directeur de l’enseignement qu’il dispense à l’École pratique des hautes études à partir de 1964, lorsqu’il succède à Jean Sainte-Fare Garnot, prématurément disparu, qui avait été pendant quatre ans son directeur à l’Institut français d’archéologie orientale. Depuis son retour d’Égypte, il avait renoué avec le Collège, et retrouvé la bibliothèque du Cabinet Champollion, dont il avait été jadis, un temps, bibliothécaire.
En 1964 toujours, il prend la direction du chantier de Tanis, dont les travaux sont interrompus depuis 1956. Il y mènera dix campagnes, jusqu’en 1984, poursuivant, sur le terrain comme dans les archives de la mission Montet, un long et patient travail d’inventaire et de classement. Il fait faire un relevé systématique du site et en explore des secteurs majeurs : le temple de Khonsou, la zone du lac Sacré, le sud du temple de Mout et, bien entendu, la nécropole, mise en lumière par les grandes découvertes de Pierre Montet pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans le même temps, dans le cadre du Centre de documentation d’histoire des religions, il crée et anime le Centre Vladimir Golenischeff, aujourd’hui toujours au cœur de la documentation scientifique des archives Montet et que va venir enrichir encore la bibliothèque personnelle de Jean Yoyotte.
Un beau résultat de ce patient recollement et des travaux continués sur le site sera l’exposition consacrée aux trésors de Tanis qui s’ouvre en 1987 à Paris, au Grand Palais, puis, à Marseille, au Centre de la Vieille Charité, avant d’entreprendre une tournée internationale. Depuis 1984, Philippe Brissaud a pris, à son tour la direction de ce site au potentiel immense, comme l’a encore montré la découverte cette année du lac Sacré de Mout.
Jean Yoyotte est élu professeur au Collège le 30 juin 1991. Il y dispense, de 1992 à 1997, date de sa retraite, un enseignement essentiellement consacré à l’Égypte tardive, se rapprochant ainsi de plus en plus de l’époque grecque et du rôle qu’ont joué les grandes cités du delta, en particulier Naucratis, et, ces dernières années, Thônis-Héracleion. Son intérêt pour la présence grecque remonte aux années d’Égypte, au cours desquelles il avait aidé le Père du Bourguet à l’inventaire épigraphique de Deir el-Medîna et d’Abydos. Il avait alors entrepris de relever les graffitis cariens et chypriotes. Le dossier grec l’occupera toute sa vie, longtemps avec la complicité scientifique d’Olivier Masson, puis, ces dernières années, en association avec André Bernand.
Pendant un quart de siècle à l’École pratique des hautes études, puis pendant ses six ans de Collège, Jean Yoyotte a dispensé un enseignement varié et dense, contribuant à la formation, génération après génération, de l’égyptologie française et internationale. Pour ma génération, ses cours étaient, avec ceux de Jean Leclant, Georges Posener, Jacques-Jean Clère et Paul Barguet la source première de l’apprentissage. Il enseignait aussi bien la grammaire égyptienne que les diverses facettes de la religion, de la géographie aux prêtrises spécifiques en passant par la littérature funéraire ; nous suivions la virtuosité du Maître qui n’hésitait pas à aborder avec nous des textes inédits ou méconnus.
Son œuvre scientifique reflète cette curiosité toujours en éveil. Historien d’abord, il est aussi géographe et philologue. Ses études touchent aussi bien la toponymie, la royauté, la prosopographie des particuliers, l’anthroponymie, les institutions, l’économie, la société, le panthéon ou les conceptions religieuses. Chaque étude est l’occasion de mises en perspectives toujours enrichissantes et denses. Ce n’est pas le lieu d’énumérer une production scientifique, variée et abondante. Je me bornerai à dire simplement que la moindre des études qu’il a consacrée, fût-ce à ce qui paraissait avant qu’il s’y intéresse un point de détail, est toujours et restera incontournable pour le chercheur.
Le grand public le connaît essentiellement à travers des œuvres collectives. La plus célèbre est sans doute le Dictionnaire de la Civilisation égyptienne, qui l’associe à Georges Posener et Serge Sauneron. Paru en 1959, l’ouvrage ne cesse d’être réimprimé, et une nouvelle édition, révisée, est en cours. Il intervient également dans l’Encyclopédie de la Pléiade pour trois exposés consacrés à l’histoire, à l’art et à la mentalité égyptiennes. Il a publié également en 1968 Les Trésors des Pharaons, et, plus récemment, en 2005, avec Pascal Vernus, un Bestiaire des pharaons.
Le hasard du calendrier veut que soit parue la semaine dernière l’importante publication du Palais de Darius à Suse, dirigée par Jean Perrot. Elle contient une contribution de Jean Yoyotte : la publication définitive de la statue égyptienne de Darius, découverte en 1973, qui en occupe le chapitre VIII. On y retrouve l’érudition et la précision, mais aussi la vision historienne et l’intelligence fine du grand savant qui nous a quittés.
Nicolas Grimal
Références
Imprimée
Grimal N., Jean Yoyotte (1927-2009), La lettre du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 28, 2010, p. 43-44.
Numérique
Grimal N., « Jean Yoyotte (1927-2009) », La lettre du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 28, 2011, https://doi.org/10.4000/lettre-cdf.1104