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Hommage à Jean-Christophe Yoccoz

par Pierre-Louis Lions
Jean-Christophe Yoccoz

Jean-Christophe Yoccoz (1957-2016)

Au moment d’évoquer la vie et l’œuvre de Jean-Christophe Yoccoz, il me faut vous dire que la préparation de cet hommage a été douloureuse. En effet, j’ai eu la chance de devenir un des condisciples de Jean-Christophe en septembre 1973 en classes terminales au lycée Louis-le-Grand. Et je vous prie de pardonner l’émotion qui m’étreint aujourd’hui car, si Jean-Christophe a été un mathématicien d’exception et un homme remarquable, il était, il est, pour moi, un ami.

Jean-Christophe Yoccoz nous a quittés le 3 septembre 2016. Il naît le 29 mai 1957 dans une famille d’universitaires. Son père, physicien, fut longtemps directeur de l’IN2P3 ; sa mère fut une traductrice reconnue de littérature russe et les deux frères de Jean-Christophe seront normaliens comme lui. Ses études sont brillantes : médaille d’argent puis d’or aux Olympiades de mathématiques de 1973 et de 1974, il est reçu premier aux concours de l’École normale supérieure et de l’École polytechnique. Élève à l’ENS de 1975 à 1979, il est reçu premier à l’agrégation en 1977. Quelques-unes des qualités qui feront de lui le mathématicien que l’on sait sont immédiatement perceptibles dès le lycée : vitesse phénoménale, fulgurances, examen très rapide de toutes les stratégies possibles de résolution d’un problème et résolution quasi instantanée une fois la bonne stratégie identifiée. En outre, il aime la compétition en prenant toujours soin de ne pas blesser ses concurrents. Le goût de la compétition permet de mieux comprendre son amour pour les échecs et pour tous les sports.

En troisième année d’École normale supérieure, à l’occasion d’un DEA à Orsay, il rencontre celui qui deviendra son directeur de thèse, à savoir Michael Herman, qu’il rejoint en 1979 au Centre de mathématiques de l’École polytechnique, comme attaché de recherche au CNRS. Deux ans plus tard, il part à l’IMPA à Rio dans le cadre du service militaire en coopération où il fait, après Michael Herman, la deuxième rencontre essentielle pour son développement scientifique, à savoir Jacob Palis (et son école). Durant ces années, les résultats impressionnants s’accumulent, et peu de temps après son retour à Paris comme chargé de recherche au CNRS, toujours à l’École polytechnique, il soutient en 1985 sa thèse d’État sous la direction de Michael Herman, dont le titre est « Centralisateurs et conjugaison différentiable des difféomorphismes du cercle ».

Les succès mathématiques et les signes de reconnaissance aussi bien au niveau national qu’international s’accumulent à partir de ces années (médaille de bronze du CNRS en 1984, prix IBM de mathématiques en 1985, cours Peccot en 1987, prix Salem en 1988, conférencier au congrès de Kyoto (ICM 90), prix Jaffe de l’Académie des sciences en 1991, sans oublier bien sûr la médaille Fields en 1994).

En quelques années, Jean-Christophe est devenu le leader mondial incontesté de ce que nous appelons « systèmes dynamiques ». En temps continu, il s’agit d’équations différentielles ordinaires comme, par exemple, les équations de Newton régissant le mouvement de corps tels que les planètes dans le Système solaire. En temps discret, on considère tout simplement les itérations successives d’une application. Ce domaine important des mathématiques a été fondé par Poincaré et Jean-Christophe l’a considérablement développé et influencé. Pour comprendre le comportement en temps long de tels systèmes, tout particulièrement à la frontière du chaos et de la stabilité, il a introduit de nouvelles méthodes et outils, comme par exemple « les puzzles de Yoccoz », combinant un profond sens géométrique et une aisance combinatoire stupéfiante. Mais il a également su pousser plus loin que tous certaines approches « classiques », grâce à une puissance analytique aussi impressionnante. À titre d’exemple, citons ses travaux qui étendent, de manière que l’on peut qualifier de définitive, les travaux antérieurs de Michael Herman sur la théorie KAM.

Nommé professeur à l’université de Paris-Sud à Orsay en 1988, il devient professeur au Collège de France sur la chaire Équations différentielles et systèmes dynamiques en 1996. Bien évidemment, de nombreuses responsabilités collectives lui seront confiées et il les accomplira avec un grand dévouement. Rappelons qu’il fut longtemps le secrétaire de l’Assemblée des professeurs de notre institution. Même si ses capacités d’analyse étaient foudroyantes, Jean-Christophe avait besoin de s’évader et le faisait grâce aux livres, à la musique, aux activités sportives et aux échecs. Il affectionnait également les longues marches, notamment dans le Finistère qu’il a tant aimé, qui lui permettaient de mettre en ordre ses réflexions mathématiques.

Mathématicien d’exception, Jean-Christophe était aussi un homme remarquable. Remarquable par sa gentillesse et son écoute des autres, remarquable par sa tolérance et sa loyauté, remarquable par sa discrétion et sa simplicité, remarquable par sa bonne humeur et ses grands éclats de rire, remarquable par son courage. Même dans les moments les plus éprouvants de sa maladie, il restait résolument optimiste et toujours curieux de tout : je me revois dans sa chambre d’hôpital interrogé à quelques jours d’intervalle sur les blockchains et sur les règles du water-polo !

Inconditionnel du Brésil – sa femme tragiquement disparue très jeune était d’ailleurs brésilienne –, ce grand pays a été capital pour lui du point de vue de son épanouissement aussi bien mathématique qu’humain. Passionné de sport (voile, ski, rugby, football, pétanque, échecs...), les jeux Olympiques de Rio ne pouvaient être qu’un moment important pour lui. C’est d’ailleurs le souvenir que je conserve et veux conserver de lui, les moments passés ensemble, à l’hôpital, à regarder la retransmission des épreuves sportives, et le plaisir amusé de reconnaître la route passant devant l’IMPA dans la terrible descente finale des épreuves cyclistes sur route…

Toujours dans la discrétion et la simplicité, avec une grande pudeur de sentiments, son amour pour sa famille était néanmoins évident, et je suis sûr que le Collège de France se joint à moi pour exprimer notre sympathie à Tiago, le fils de Jean-Christophe, et à sa famille, terriblement touchés par son décès. Le Collège a perdu un grand professeur et un grand scientifique. J’ai perdu un grand ami.

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Pr Pierre-Louis Lions, le 26 mars 2017.