Né au Liban en 1968, le dramaturge Wajdi Mouawad le fuit pour la France de l’âge de dix à quinze ans, avant de vivre au Québec jusque dans les années 2000. Il signe des adaptations et mises en scène de pièces classiques, contemporaines et de ses propres textes traduits sur les cinq continents. Cet autodidacte s’est forgé au fil du temps une solide culture littéraire à travers les récits d’écrivains célèbres, en particulier français.
À l’invitation du Collège de France, Wajdi Mouawad occupera en 2024 la chaire annuelle L’invention de l’Europe par les langues et les cultures, créée en partenariat avec le ministère de la Culture. L’occasion pour le dramaturge de questionner son rapport à l’écriture et aux mécanismes à l’origine de la création.
Toute la vie de Wajdi Mouawad tourne autour de l’écriture. « Je pense toute la journée à ce que je pourrais écrire, il n’y a rien d’autre qui m’intéresse. Même quand je dors, j’y pense. Je ne sais pas si je sais bien le faire, mais je ne sais rien faire d’autre », admet le comédien et dramaturge, dont l’œuvre prolifique a été traduite dans plus de vingt langues. Au cours de sa carrière, Wajdi Mouawad a joué des adaptations et mises en scène de pièces de théâtre classiques, contemporaines et de ses propres textes. Il a joué aussi sous la direction d’autres artistes comme celle de Stanislas Nordey, en France en 2010, dans Les Justes de Camus ou dans Le Pays rêvé de Jihane Chouaib et récemment dans le long-métrage Anatomie d’une chute de Justine Triet et dans celui de Chloé Mazlo Sous le ciel d’Alice. Depuis avril 2016, il est directeur du théâtre de la Colline, l’un des cinq théâtres nationaux avec la Comédie-Française. Une sacrée revanche pour ce fils d’immigrés libanais qui ne maîtrisait pas la langue française lorsqu’il est arrivé sur le sol français à l’âge de dix ans pour fuir la guerre.
La littérature comme miroir
Le rapport de Wajdi Mouawad avec l’écriture se manifeste à l’adolescence, vers l’âge de quinze ans, lorsqu’il écrit ses premiers textes. Mais les racines de l’appétence du jeune garçon pour les formes d’expression artistique remontent à bien plus tôt. Au Liban, il dessine et peint déjà beaucoup. « Je n’ai parlé qu’à partir de l’âge de sept ans. Dessiner et peindre, c’était un moyen de m’exprimer tout en n’ayant pas besoin de parler. » C’est dans le petit appartement qu’il occupe en France, son pays d’accueil à partir de 1978 et jusqu’en 1983, que s’opère la bascule avec la littérature. Le jeune Wajdi commence à lire des livres, comme les aventures de Bob Morane. Il pioche aussi dans la bibliothèque de son frère aîné et se lance dans la lecture de livres plus « sérieux » pour son âge, comme La Métamorphose de Franz Kafka. Dans cette nouvelle écrite en 1915, un jeune représentant de commerce, Gregor Samsa, se réveille un matin pour découvrir qu'il s'est transformé en un gigantesque insecte. Débute alors pour le héros une période trouble où il est coupé du monde extérieur et de sa famille, qui restent sourds et indifférents à sa souffrance intérieure.
À l’époque, le jeune Wajdi se sent « en décalage » avec ses camarades de classe, un point commun qu’il se découvre avec le héros de La Métamorphose. Et de poursuivre : « je voulais être Bob Morane, mais il suffisait que je me regarde dans le miroir pour comprendre que je ne lui ressemblais pas. Bob Morane était ce héros que je voulais être et que je ne serais pas. Le héros de Kafka, Gregor Samsa, c’était tout l’inverse, son récit a agi comme un miroir pour moi. » Sa découverte de la littérature se poursuivra ensuite à l’école, où il découvrira l’œuvre d’un Victor Hugo ou encore celle d’un Arthur Rimbaud, ou encore Molière. Il aura l’occasion de jouer dans sa première pièce dans une œuvre de ce dernier, L’Avare. Il y joue le héros de la pièce, Harpagon, devant toute la classe. Pour l’incarner, le jeune Wajdi s’inspire du comédien Louis de Funès, un homme à l’allure flamboyante et au caractère explosif. Tout le contraire du jeune garçon timide qu’il incarnait à l’époque aux yeux des autres. « J’avais tout préparé minutieusement, j’avais appris le texte par cœur. Cela a dû faire un effet aux autres élèves, car à partir de cette représentation, leur regard a changé. C’est à partir de cette expérience que je me suis rendu compte qu’à travers la littérature et l’art, il est possible de changer les choses, de développer une forme de considération de soi. » Pour autant, il ne se voit pas encore devenir écrivain : « lorsque vous lisez ces œuvres de grands auteurs, vous vous dites qu’avant d’écrire, il faut déjà connaître le début et la fin de l’histoire. Mais cette pensée est écrasante pour l’esprit, elle rend l’acte d’écriture impensable, même si en réalité, c’est faux. »
Écrire pour réparer les blessures
L’enfance de Wajdi Mouawad l’a façonné en tant qu’artiste, dans la mesure où c’est en grande partie d’elle qu’il va s’inspirer ensuite pour la réalisation de ses œuvres. Arrivé au Canada, il intègre l’École nationale de théâtre, un peu par hasard, « parce que j’ai lu qu’il n’était pas nécessaire d’avoir le bac pour candidater ». C’est là qu’il écrira sa première pièce de théâtre à l’âge de vingt ans. « J’étudiais Shakespeare, Tchekhov, mais ce n’était pas mon histoire. Alors je me suis décidé à écrire cette histoire qui était non seulement la mienne, mais celle de milliers d’autres Libanais. » Il choisit de raconter l’histoire d’un garçon exilé. Le Québec ayant lui aussi une histoire en lien avec l’exil, du fait de sa situation particulière avec le Canada, cette dernière rencontre un franc succès localement. Les Québécois ne sont pas les seuls à être touchés par ce récit. Pour les Libanais exilés, il fait écho à ce qu’ils ont vécu et ils le font savoir à l’auteur du texte, qui continuera d’être inspiré par le thème de l’exil et de la guerre pendant la suite de sa carrière.
Il cofonde en 1991, avec la metteuse en scène et comédienne Isabelle Leblanc, sa première compagnie : le Théâtre Ô Parleur. Puis, à la direction du Théâtre de Quat’Sous, à Montréal, de 2000 à 2004, il crée Incendies, une œuvre dramatique qui explore les thèmes de l'identité, de la mémoire, de la violence et des secrets familiaux, et qui sera adaptée au cinéma par le réalisateur Denis Villeneuve en 2010. Inspirée de sa biographie, la pièce se déroule dans un contexte de guerre civile évoquant celle du Liban et raconte l’histoire de jumeaux, Jeanne et Simon, qui reçoivent les dernières volontés de leur mère récemment décédée. Commence alors pour eux une quête inattendue qui les plongera dans un voyage au Moyen-Orient, où ils découvriront le passé douloureux de leur mère. Une œuvre où Wajdi Mouawad dépeint l’impact dévastateur de la guerre sur les individus et les familles, le poids des secrets familiaux et l’impact des traumatismes sur les descendants.
Une forme de thérapie
Le dramaturge reste, en effet, persuadé que la littérature peut aider à résoudre les conflits, à concilier, voire à réparer. « J’ai été victime de la guerre pendant quatre ans, puis j’ai connu l’exil. J’ai pu être témoin du silence de mes parents et des adultes, en général. J’ai vu ce que cette guerre a fait chez eux. J’ai connu le silence politique, celui au sein duquel la politique n’a jamais été abordée frontalement. Le travail que l’Allemagne d’après-guerre a fait sur elle-même, le Liban ne l’a jamais fait ». À ses yeux, écrire n’est pas uniquement un acte culturel. « Il y a autre chose qui sous-tend cet acte. Nous avons besoin de raconter notre histoire, c’est aussi un acte de dignité et de reconnaissance. » Ce pouvoir de la littérature réside non seulement dans le pouvoir des mots, mais aussi dans l’imaginaire. « C’est l’imaginaire qui permet de créer une distance, de libérer le spectateur de ses malaises » et qui, en somme, offre une issue quasi thérapeutique dans le sens de ce que Wajdi Mouawad qualifie de « catharsis ». Introduit pour la première fois dans la littérature occidentale par le philosophe Aristote, la catharsis désigne un processus de libération émotionnelle, vécu par le spectateur ou le lecteur, à travers une œuvre d'art. C’est ce sentiment que cherche à reproduire le dramaturge chez le spectateur, en lui proposant de suivre le récit de personnages aux vies ordinaires, mais dont le parcours fait écho à une forme d’universel dans lequel chacun peut se reconnaître.
La littérature est aussi, en plus d’un exutoire, une façon de décrire l’inconcevable, de toucher une forme de vérité pour Wajdi Mouawad. C’est peut-être, d’ailleurs, dans cette quête du « vrai » que science et littérature se rejoignent, estime le dramaturge. Science et littérature essaient, chacune à leur façon, de toucher à « ce moment où l’on est au-delà du réel, qui est plus vrai que la réalité elle-même ». « Il y a le réel et le vrai. Et le vrai est toujours plus puissant, il permet de s’extraire des apparences. » Il reconnaît toutefois que les chemins empruntés par les artistes sont différents de ceux que choisissent les scientifiques. Le scientifique cherche à saisir la vérité à travers la connaissance. Le poète, à rebours, cherche inlassablement à s’extraire de toute forme de certitude. « Non pas qu’il soit contre le savoir, au contraire, mais obstinément, avec entêtement, le poète cherche à garder inaccessible un fragment qui échappe depuis toujours au savoir », écrit-il encore. Là où le scientifique tente d’expliquer en se référant à des protocoles, des calculs et de la méthode, le poète utilise des mots et des métaphores. « Mon outil à moi, c’est le crayon », relève-t-il.
Enseigner au Collège de France
À l’invitation du Collège de France, Wajdi Mouawad occupera cette année la chaire annuelle L’invention de l’Europe par les langues et les cultures, créée en partenariat avec le ministère de la Culture. Un exercice qui s’apparente à un défi pour cet autodidacte, qui n’a même pas le bac. « Je sais écrire, mais je ne sais pas enseigner et je ne l’ai jamais fait. J’ai du mal à déployer une pensée académique, on ne me l’a jamais appris ». Quand on lui a proposé de venir au Collège de France, il a d’abord été surpris. Puis, il s’est dit finalement que s’il y a un lieu académique qui pourrait lui correspondre, ce serait certainement celui-là. « Le Collège de France a été fondé en opposition à la Sorbonne et par son histoire, il rappelle que le savoir n’appartient pas à une élite, mais à tous. En ce sens, je me sens plus proche de cette école que du reste du monde académique. » Pour sa leçon inaugurale, Wajdi Mouawad a choisi de parler de ce qu’il sait faire : écrire. Le dramaturge cherchera d’ailleurs à enseigner que, en particulier pour l’écriture, « certaines choses ne s’enseignent pas ». Et de poursuivre : « on peut apprendre à écrire, mais on n’apprend pas à devenir poète ou écrivain. L’école vous dira de limiter l’utilisation des adverbes et des adjectifs. Pourtant, un écrivain comme Julien Gracq fait tout l’inverse ».
Qu’est-ce qu’écrire, en fin de compte, et comment savoir si l’on tient le bon fil d’un récit ? Dans son rapport à l’écriture, Wajdi Mouawad aime se décrire « comme un arbre alimenté par les récits des oiseaux qui viennent le peupler ». « On me demande comment je trouve mes histoires. Je ne les trouve pas, elles viennent à moi, comme les oiseaux se posent sur les branches des arbres. » Une façon poétique de dire qu’en littérature comme dans la vie, suivre les règles ou les protocoles ne suffit pas toujours à raconter une belle histoire.
Article d' Emmanuelle Picaud