Résumé
Si l’on reprend le fil de la réflexion sur les bibliothèques, la question est celle-ci : comment donner présence à la bibliothèque ? Comment matérialiser les forces qui l’agitent, comment rendre visibles les espaces textuels qu’abrite la bibliothèque ? Pour l’homme commun, une bibliothèque est un espace, un dépôt de livres, et elle n’est que cela : un lieu silencieux, un lieu mort en quelque sorte. Il peut y avoir de beaux lieux où l’on range des livres : la Bibliothèque nationale de France, par exemple, la salle Labrouste de l’ancienne Bibliothèque nationale, la salle de lecture du British Museum, celle du Trinity College, à Dublin, ou encore la Bibliothèque de Tianjin, en Chine. La liste des bibliothèques de prestige semble s’allonger de manière fort rapide dans les dernières décennies. Il y a quelque paradoxe dans ce développement : plus le livre se dématérialise, plus la civilisation s’éloigne de la culture traditionnelle du livre, plus on ressent le besoin de rendre spectaculaire le lieu où l’on range les livres. La beauté de ces lieux fascine même ceux qui sont les plus réfractaires à la lecture ; elle matérialise le pouvoir du souverain et l’étendue du savoir des lecteurs ; l’architecture est ici le signe de l’unification du pouvoir et du savoir, le signe du fait que le pouvoir est assis sur le savoir. Comment matérialiser donc les forces réelles qui agitent la bibliothèque, les courants qui la sous-tendent ? Pour ce faire, il faut un regard, un regard particulier qui rétablisse la dimension virtuelle de la bibliothèque, celui d’un lecteur écrivain.
Le dernier cours, précisément, a abordé un poème qui rend justice aux vastes étendues de chaque volume composant la bibliothèque, le poème de Keats, « On First Looking into Chapman's Homer ». Selon Frank Raymond Leavis, lorsqu’on commente un texte, on commente une réalité mentale. Ainsi la traduction rend-elle possible l’intersubjectivité, la rencontre des esprits : entre l’esprit de l’auteur, du lecteur et du traducteur. Le poème de Keats est assez représentatif d’un certain idéalisme : le monde n’existe qu’à travers le prisme d’une subjectivité. Le poème fait allusion à la découverte, le 26 avril 1781, par l’astronome William Herschel, d’une nouvelle planète : Uranus. C’était la première fois qu’on découvrait une nouvelle planète depuis l’Antiquité. Contrairement au poème de Heredia, chez Keats, l’étoile nouvelle n’est pas la chute du poème ; ce qui fournit la chute du poème c’est l’océan, la sidération devant l’infini.
Pour le lecteur francophone, il existe un parasitage linguistique à la fin du poème à cause de la résonance de « Darién ». Le poème de Keats éveille ainsi l’écho des Pensées de Pascal, mais évoque aussi un poème prononcé par Mallarmé lors du septième banquet de la revue « La Plume », le 8 février 1893, le poème qui s’intitule « Salut » : ici, le poème vient temporairement rompre le vacarme du banquet et imposer la loi fragile de son ordre et de son rythme. L’événement pur ici, c’est le poème lui-même, et non pas l’étoile nouvelle.