La leçon inaugurale prononcée le 8 décembre 1967 par Paul Lemerle constitue à elle seule le cœur programmatique de ses travaux. Choisissant d’intituler sa chaire Histoire et civilisation de Byzance, il compte naturellement embrasser la période qui court de la fondation à la chute de Constantinople et couvre l’espace byzantin en débordant à l’occasion vers l’Occident, l’Asie, le monde slave et le monde de l’Islam. Cependant, et c’est là que constitue sa principale originalité, les monuments de l’art, privilégiés jusque dans les années 1960 par les historiens, occupent à ses yeux une place équivalente aux autres témoins du passé : textes, documents d’archives, inscriptions et monnaies.
Le travail de Lemerle sur la source appelle de sa part une métaphore, celle du regard sur l’histoire byzantine « par en dessous », c’est-à-dire une ascèse qui progresse lentement, difficilement, dans le labyrinthe des sources et des documents les plus humbles pour mettre en évidence ce qui a assuré la pérennité millénaire de l’Empire. Multiples sont ainsi les centres d’intérêt de Paul Lemerle : les rapports de l’homme à la terre et l’économie agraire, la monnaie et son étonnante stabilité durant la période, les zones urbaines, le commerce, les relations de voisinage avec l’Orient et l’Occident, le champ symbolique et culturel, le XIe siècle comme point de bascule.
Cette insistance sur la source matérielle repose sur un double constat. En premier lieu, Byzance était un État administré à un degré que n’a connu aucun autre État médiéval, et ce fait de civilisation mérite de captiver l’attention de l’historien de Byzance qui doit viser une connaissance objective, sans a priori. En passant, Paul Lemerle souligne que cette diversité des matériaux implique une collaboration des chercheurs autour d’un lieu (une bibliothèque) où seraient rassemblés les instruments de travail et les travailleurs. Durant ses années au Collège de France, Lemerle met d’ailleurs en œuvre ce qu’il qualifie de « rêve », c’est-à-dire une bibliothèque entourée de sources (notamment les Archives de l’Athos) et une activité éditoriale rassemblée dans la revue Travaux et mémoires.
Ensuite, Lemerle expose la nécessité d’un regard double sur cette source matérielle, qui prendrait en compte le monde des signes et le monde des formes : l’historien ne doit pas être la dupe de simplifications trop faciles, car beaucoup d’influences et de pratiques sont venues se métisser, s’accumuler, se conserver ou se combiner dans le monde byzantin et l’apprentissage de la complexité est une nécessité pour le byzantiniste. Paul Lemerle travaille ainsi particulièrement sur la notion d’humanisme byzantin, autour d’une culture fondamentalement hellénique (mêlée à une morale fondamentalement chrétienne) donnant tous les signes d’un immobilisme apparent, mais qui témoigne pour autant d’une étonnante et active participation aux affaires du temps. Immobilisme comme image que l’Empire a voulu donner de lui-même qui puise aux racines gréco-romaines et chrétiennes ; changement dont les techniques et les moyens doivent faire l’objet d’une étude attentive (gestes, rituel, citation, rhétorique).
Notice rédigée par Marc Verdure (Collège de France – Institut des Civilisations).