À revenir sur l'histoire des régimes démocratiques modernes depuis le moment inaugural des Révolutions (américaine et française) de la fin du XVIIIe siècle, il apparaît que le lien que nous établissons spontanément entre démocratie, souveraineté du peuple et auto-législation, n'allait nullement de soi pour les acteurs de ces Révolutions, non plus que pour les théoriciens dont ils se réclamaient, en particulier (s'agissant de la Révolution française) pour Jean-Jacques Rousseau. L'élément déterminant de la « démocratisation des démocraties » a été, non pas le principe de l'autolégislation, mais la revendication d'égalité, au nom de laquelle ont été menées les luttes pour les droits, civils, politiques et sociaux, tout au long des XIXe et XXe siècles.
Ce constat oblige à accorder à la figure de l'individu sujet de droits une importance centrale dans l'interprétation de la nature de la démocratie moderne. À l'encontre de la méfiance que la critique sociale entretient généralement à l'égard de cette figure, ainsi qu'envers la notion liée de « droits subjectifs » (l'une et l'autre étant supposées appartenir à l'arsenal conceptuel de l'individualisme libéral), il convient d'y reconnaître la véritable innovation politique de l'époque moderne. Que l'individu en tant que tel, et non au titre d'une quelconque appartenance communautaire, puisse revendiquer des droits, suppose en effet l'éradication des distinctions juridiques statutaires des siècles passés. L'exigence d'égalité des droits, qui a été le moteur de la « démocratisation des démocraties », est le produit de la monopolisation par un pouvoir territorial (l'État moderne) de la capacité de faire et de garantir le droit.
L'ensemble des phénomènes, économiques, mais aussi juridiques et politiques, que l'on désigne aujourd'hui sous le terme de « globalisation », signifie la fin de ce monopole. L'avenir de la citoyenneté démocratique devient problématique du fait de la pluralité et de l'hétérogénéité des instances de pouvoir auxquels sont confrontés les individus et groupes d'individus qui réclament des droits. Si l'organisation territoriale du pouvoir étatique est ce qui a permis l'individualisation du sujet de droit, c'est elle aussi qui a nationalisé la citoyenneté. Toute la question est de savoir si ces deux produits de la souveraineté étatique sont si intimement liés qu'ils ne peuvent survivre qu'ensemble, ou s'il est au contraire possible d'inventer une citoyenneté non nationale sans sacrifier pour autant cette forme spécifique de subjectivité politique dont le noyau est le sujet de droit, et avec elle les ressources émancipatrices attestées par les deux derniers siècles de notre histoire.