L’influent sinologue des premières décennies du XXe siècle Marcel Granet (1884-1940) crut opportun, en 1920, de formuler des recommandations à l’intention de ceux qui réformaient à l’époque la langue chinoise. Je résumerai de façon lapidaire le message qu’il leur adressa, à l’occasion d’un article intitulé « Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoises » (1920, réimprimé en 1990, PUF) : pas d’alphabet, pas de morphologie ; et sans morphologie, ni science ni esprit positif. Il les invitait donc à se débarrasser définitivement de leur écriture. Dans les pages du volume VII de Science and Civilisation in China, Christoph Harbsmeier (livre I, 1998) d’une part, Joseph Needham et Kenneth Robinson (livre II, 2004) de l’autre, proposent, chacun à leur manière, des matériaux réfutant les thèses de Granet et de ceux, nombreux, qui souscrivent à des vues comparables. Needham invite, en particulier, ses lecteurs à examiner la langue chinoise non pas, comme Granet et tant d’autres, hors de tout contexte, mais dans les multiples textes savants rédigés en chinois depuis des millénaires où on peut la saisir à l’œuvre. Ma contribution adoptera une stratégie comparable, mais je mettrai la focale sur des aspects différents. A mes yeux, l’observation de textes de science montre comment des collectifs de travail donnés façonnent continûment leur langue d’exercice et leurs formes textuelles en relation avec les questions qu’ils poursuivent, les opérations qu’ils pratiquent et les valeurs auxquelles ils souscrivent. Certes, pour ce faire, ces collectifs puisent des ressources dans les langues au contact desquelles ils œuvrent et dans des usages auxquels ces langues sont soumises. Mais ils font plus largement feu de tout bois. Ils transforment, par ailleurs, ces ressources comme ils en créent de nouvelles en relation avec le travail qu’ils mènent. Seule une attention prêtée à cette dimension de création langagière et textuelle propre à toute activité intellectuelle peut, j’en suis convaincue, nous permettre de comprendre les transformations profondes de langues comme de formes textuelles dont les écrits scientifiques témoignent au cours de l’histoire.
Biographie
Après des études de mathématiques à l’ENSJF, K. Chemla s’est tournée vers l’histoire des mathématiques et la sinologie. Chercheure au CNRS depuis 1982 (UMR SPHERE, CNRS-Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité), elle travaille sur la diversité des pratiques et des cultures mathématiques, en particulier en Chine ancienne, et sur la circulation des savoirs. Elle a animé, avec Agathe Keller et Christine Proust, le projet d’études avancées financé par l’European Research Council « Sciences mathématiques du monde ancien » (SAW). K. Chemla est l’auteur, avec Guo Shuchun, de l’ouvrage Les Neuf Chapitres (Dunod 2004). Elle a coordonné The History of mathematical proof in the ancient traditions (Cambridge University Press, 2012). Elle a également dirigé la publication, avec J. Virbel, de Texts, Textual Acts and the History of science (Springer, 2015), avec Renaud Chorlay et David Rabouin, de The Oxford Handbook of Generality in Mathematics and the Sciences, Oxford University Press, 2016) et, avec E. Fox Keller, de Cultures without culturalism in the making of scientific knowledge (Duke University Press, 2017).