Des études récentes suggèrent que le réseau cérébral associé aux opérations mathématiques est déjà impliqué dans le sens du nombre chez les jeunes enfants non encore scolarisés. Il est très ancien dans l’évolution car il est présent lorsque des singes macaques reconnaissent un certain nombre d’objets concrets. Se pourrait-il que l’émergence d’un langage mathématique, au cours de l’évolution de l’espèce humaine, ait précédé celle du langage parlé ? Cela n’est pas impossible lorsque l’on constate que l’humanité a conçu des objets et des outils dotés de symétries complexes depuis environ deux millions d’années (comptage : au moins 40 000 ans, symboles géométriques : 70 000 à 100 000 ans ; zigzags : 540 000 ans ; bifaces au double plan de symétrie : jusqu’à 1,8 million d’années ; sphéroïdes : environ 2 millions d’années). Dans ce dernier cours, nous avons rassemblé les données qui suggèrent que le cerveau humain parvient à manipuler et combiner des concepts mathématiques, même lorsqu’il ne possède pas de mots pour les exprimer. Les études des indiens Mundurucu d’Amazonie, réalisées en collaboration avec Véronique Izard, Pierre Pica, et Elizabeth Spelke, jouent ici un rôle essentiel. Elles montrent qu’en l’absence d’éducation et de vocabulaire mathématiques, des enfants et des adultes disposent d’intuitions arithmétiques et géométriques complexes : concept de nombre, de correspondance entre une carte bidimensionnelle et la réalité tridimensionnelle, d’angle, de parallélisme, de courbure, etc.
Le cours s’est terminé par l’évocation de données très récentes sur le « langage de la géométrie ». Nous avons montré que, même lorsqu’il s’agit de retenir une séquence de positions dans l’espace, adultes et enfants, quel que soit leur niveau d’éducation, représentent cette séquence spatiale en faisant appel à un mini-langage composé de primitives simples (successeur, répétition, symétrie) enchâssées de façon récursive. La mémoire spatiale est normalement limitée à environ quatre positions, mais nos expériences montrent qu’il est facile de retenir des séquences de huit positions lorsqu’elles sont « compressibles », c’est-à-dire suffisamment régulières pour être codées en mémoire à l’aide de ce langage interne (qui permet d’exprimer, par exemple, que les positions forment « deux carrés enchâssés »). La capacité de mémoire est prédite par la complexité de cette représentation comprimée, mesurée par la longueur de la description minimale, (également connue sous le nom de complexité de Kolmogorov). L’imagerie cérébrale montre que cette compression en mémoire se produit dans certaines aires préfrontales et pariétales dorsales, un réseau qui coïncide en partie avec le réseau cérébral des mathématiques, mais ne présente pas de recouvrement avec les aires du langage.
En conclusion, il semble que nous parvenions à calculer et à faire de la géométrie parce que nous héritons, de l’évolution des primates, des représentations de l’espace et des nombres qui nous confèrent des intuitions proto-mathématiques. Nous partageons ces primitives avec de nombreuses espèces animales, mais seule notre espèce parvient à les intégrer dans de vastes systèmes de symboles, pour former des langages formels précis et cohérents. La capacité symbolique nous permet d’étendre notre répertoire initial de concepts mathématiques. Ce langage des mathématiques, que nous commençons à explorer, ne s’identifie pas au langage naturel, mais fait appel à des régions distinctes du cerveau. Cependant, le rôle du langage dans la transmission des concepts mathématiques, particulièrement au cours du développement précoce de l’enfant, reste à préciser et n’est certainement pas à négliger.