Résumé
Parmi les réactions antispenglériennes des années 1920 et 1930 – outre la polémique lancée de bonne heure par Robert Musil –, les études de philosophie de l’histoire du théologien protestant profane et juriste Eugen Rosenstock-Huessy prennent une singulière importance. Avec son œuvre précoce, parue en 1938 (et dont le titre fournit l’intitulé de ce chapitre), Rosenstock se profile comme le porte-parole d’une réinterprétation radicale-progressiste de l’histoire européenne de l’esprit et de la société.
Le deuxième millénaire de l’Europe apparaît aux yeux de Rosenstock comme la longue trace d’une histoire de la liberté animée, de manière ouverte ou cachée, par des motifs chrétiens. Elle s’accomplit dans une série de « révolutions » dont les cours et les résultats forgent ce qu’on appelle les « caractères nationaux » – un concept qui tente de faire totalement l’économie des implications essentialistes ou génétiques. Débutant avec la révolution pontificale du XIe siècle, qui joua un rôle déterminant pour l’Italie et qui permit à l’Église de se détacher des puissances de ce monde, elle se prolonge dans la Réforme allemande qui, aux yeux de Rosenstock, provoque l’émancipation des princes à l’égard de la tutelle exercée par l’Ancien Empire, jusqu’à la Révolution anglaise du XVIIe siècle, par laquelle la moyenne et basse noblesse du pays, la gentry, obtient par le biais de la construction sophistique du King in Parliament la domestication de la couronne, mettant ainsi en route le processus de parlementarisation de la souveraineté.
Avec son impressionnante interprétation de la Révolution française et son analyse tout à fait problématique de la Révolution russe, Rosenstock-Huessy se fraie un chemin qui lui permet d’approcher les réalités du XXe siècle.
Quelques petites années après son grand coup de 1931, en 1938, Rosenstock-Huessy complète son grand portrait du monde européen par le tableau panoramique Out of Revolution, que l’auteur – se rapprochant ainsi de la perspective de l’œil de Dieu adoptée par – présente sans ambages comme une « Autobiographie de l’homme occidental ».
Si l’un des éléments de l’ironie caractérisant la conception spenglérienne de l’histoire était son débouché sur un pessimisme à fondement scientifique – avec, en perspective finale, la « fellahisation » des masses –, l’épopée des Européens dessinée par Rosenstock aboutit à l’effet ironique que passe désormais pour un Européen celui qui n’a pas lu sa propre biographie.