J’avais annoncé la semaine précédente l’analyse que je ferais de la manière dont l’historien et chroniqueur Şanizade Ataullah Efendi, dont l’Histoire (Tarih) a souvent et longtemps été vantée pour la « modernité » de son introduction (mukaddime), s’était « librement » inspiré de l’article « Histoire » de Voltaire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’aspect le plus surprenant de la question était que Şanizade avait réussi à obtenir l’approbation et les éloges du sultan Mahmud II (r. 1808-1839) pour un texte émanant d’un auteur considéré, avec Rousseau, comme un mécréant (zındık) et un blasphémateur (kâfir). Évidemment, il n’y a pas vraiment de mystère : Şanizade s’était contenté d’adapter le texte de Voltaire afin de le rendre compatible avec l’idéologie conservatrice de l’establishment ottoman.
Une lecture plus détaillée du texte de Şanizade permet de mieux comprendre le modus operandi de cette adaptation. D’une manière générale, il apparaît que celui-ci avait procédé en usant de trois moyens principaux : omission, rajouts et distorsions. Des « statistiques » appliquées au texte en question montrent bien les dimensions de cette manipulation : le texte de Voltaire faisait environ 8 500 mots ; celui de Şanizade n’en compte que la moitié (4 300), dont moins des deux tiers sont du philosophe (2 600), le reste revenant à la créativité de Şanizade. Voltaire cite près d’une vingtaine d’historiens ; de ceux-ci, Şanizade ne retient qu’Hérodote, dont il écorche le nom en « Heredod ».
Bien des omissions sont dues à l’ignorance et non à un choix, même politique ou idéologique : il est évident que Şanizade choisit de sauter et d’omettre bien des passages qui lui sont culturellement et intellectuellement inaccessibles. Ces lacunes et omissions sont évidentes lorsqu’il parle de l’histoire romaine, révélant son incapacité à distinguer les Grecs des Romains, qu’il appelle indifféremment Rûm. Plus surprenant, son traitement de l’histoire de l’Asie dévoile son ignorance de personnages comme Cyrus ou Oghuz Kagan qui devraient pourtant lui être familiers.
Les rajouts, au contraire, lui permettent de « corriger » Voltaire, notamment lorsque celui-ci ignore ou raille le fait religieux. C’est ainsi qu’il infuse une bonne dose de doctrine islamique dans son texte, renversant complètement la logique fondamentale du texte plagié. Enfin, des transpositions extrêmement brouillonnes et souvent déplacées visent à rendre les exemples « exotiques » de Voltaire compréhensibles au lecteur ottoman. Ainsi, les expéditions portugaises en Asie sont comparées à la reconquête du Hedjaz par les Ottomans à peine dix ans plus tôt, tandis que la découverte intellectuelle de la Chine par l’Europe est « traduite » par une longue digression sur la victoire de Murad Ier au Kosovo en 1389. Dans un cas comme dans l’autre, ces exercices d’adaptation se font l’occasion de chanter les louanges du sultan régnant et de ses ancêtres, contribuant à la « réussite » du chroniqueur auprès de son maître.