Le propos du cours était une tentative de réécriture de l’histoire de l’architecture de la Russie contemporaine sous l’éclairage de l’américanisme persistant qui en a accompagné les développements. À l’intérieur de cet ample phénomène de transfert culturel caractéristique tant de la modernité que de la modernisation, la relation la plus paradoxale est sans conteste celle qui s’est établie entre la Russie et les États-Unis depuis la fin du XIXe siècle. Chaque phase de l’histoire de la Russie, dès avant la période bolchevique, a en effet été marquée par une configuration spécifique de l’américanisme, compris comme l’ensemble des représentations idéalisées de la politique, des techniques, du développement territorial et urbain, de l’architecture et de la culture visuelle de l’Amérique. L’analyse tendait à une présentation d’ensemble d’un phénomène trop souvent limitée au cas – incontestablement monumental – des immeubles en hauteur érigés à Moscou à la fin de la période stalinienne. Une définition large de l’architecture sous-tend un propos qui s’étend aux champs connexes de l’urbanisme, du paysage, du design industriel et graphique, de la photographie et, à l’occasion, du cinéma.
Deux seuils historiques permettent de cadrer diachroniquement l’amerikanizm, si l’on utilise le terme russe. Après les premiers écrits d’Alexandre Herzen et de ses contemporains passionnés par la nouvelle république apparue outre-mer, le premier correspond à la découverte en 1877 de l’Amérique industrielle par le chimiste Dimitri Mendeléiev et l’ingénieur civil Vladimir Choukhov. Le second correspond à la présentation directe par le gouvernement des États-Unis des techniques et de la culture de son pays lors de l’Exposition nationale américaine organisée en 1959 dans le parc de Sokolniki, à Moscou, qui fut le théâtre du célèbre « débat de la cuisine » entre Nikita Khrouchtchev et Richard Nixon.
Au cours des huit décennies qui séparent ces deux épisodes, l’observation de l’Amérique n’a jamais cessé en Russie. Le développement du capitalisme s’est opéré avec le concours des entreprises des États-Unis. Dès avant 1914, Vladimir Lénine a adhéré aux méthodes de l’organisation scientifique du travail préconisée par Frederick Winslow Taylor, une stratégie qu’il a recommandée pour la création de l’économie planifiée après la révolution d’octobre 1917. De son côté, Léon Trotski a été jusqu’à affirmer en 1924 que « le bolchevisme américanisé triomphera et écrasera l’américanisme impérialiste ».
Dès ce moment, chaque phase de l’histoire soviétique a été accompagnée par une configuration particulière de l’américanisme. Bien que très peu nombreux aient été les intellectuels ou les architectes à visiter en personne les États-Unis, la circulation des informations et des images n’a connu aucune interruption. Tandis que les écrivains célébraient le fordisme, les techniques élaborées à Detroit étaient empruntées sans la permission de leurs inventeurs. Et chaque groupe de l’avant-garde a produit sa propre interprétation du taylorisme.
À la fin des années 1920 et dans les années 1930, dans le cadre des premiers plans quinquennaux, les firmes américaines, architectes inclus, furent invitées à édifier des usines pour toutes les branches de l’industrie, et des spetzy – ou spécialistes – furent recrutés outre-Atlantique pour encadrer et former la force de travail et coordonner les grands projets comme le barrage sur le Dniepr. Dans la phase suivante, au cours de laquelle la doctrine du réalisme « socialiste » fut imposée à la littérature, aux arts et à l’architecture, l’amerikanizm prit des formes différentes. Des architectes et des ingénieurs furent enfin envoyés à New York étudier la construction des gratte-ciels, tandis que les urbanistes étudiaient les systèmes de parcs américains. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le programme de Prêt-Bail a permis d’acheminer des équipements militaires et de la nourriture en Russie, rehaussant le prestige des techniques américaines, tandis que les modèles suburbains déployés de New York à la Californie étaient considérés pour la reconstruction faisant suite à la guerre.
Dans les premiers temps de la guerre froide, le double langage fut la règle. Si la campagne lancée par Andreï Jdanov contre le « cosmopolitisme » impliquait de rejeter les gratte-ciels capitalistes, des « immeubles en hauteur » inspirés des édifices new-yorkais du début du XXe siècle furent construits à Moscou. Des modèles américains d’avions et d’automobiles furent copiés. Sous le mandat de Nikita Khrouchtchev, une observation plus sereine de l’Amérique redevint légitime, le Premier Secrétaire ayant imprudemment claironné que l’URSS allait sans tarder « dépasser » les États-Unis. Architectes, journalistes et dirigeants politiques firent à nouveau le voyage, rapportant de nouveaux types de bâtiments et une large gamme d’objets d’usage quotidien, ceux-là mêmes qui étaient au centre de l’exposition de 1959 à Sokolniki.
Ces différents épisodes correspondent à des modes d’observation et de transfert qui constituent l’amerikanizm dans sa spécificité et sa diversité. La position la plus fondamentale était sans doute celle qui voulait, aux yeux des dirigeants, des techniciens et de nombre d’intellectuels, que le « Nouveau Monde » que l’Union soviétique entendait construire ait tout à apprendre ce qui avait historiquement été le premier Nouveau Monde – les États-Unis. L’amerikanizm prit de ce fait les formes les plus diverses, se diffusant à la fois dans la culture savante et dans la culture populaire. La popularité du jazz, tel que S. Frederick Starr a su la révéler dans son livre de 1983 Red and Hot, en est un des témoignages les plus évidents.
Dans le champ de l’architecture, la conception des usines et bien entendu celle des gratte-ciels ont été au centre de l’attention des Soviétiques. Mais l’idéal de la ville décentralisée, tel que formulé par Henry Ford, puis figuré dans le projet de Frank Lloyd Wright pour Broadacre City, et enfin mis en œuvre après la guerre avec l’étalement urbain, a aussi laissé une forte empreinte sur la Russie. Autre aspect remarquable, l’observation s’est déplacée de ville en ville, les récits et les comptes rendus se centrant de prime abord sur Chicago et New York, qui cristallisent l’attention russe dans les années 1920 et 1930, puis sur Los Angeles, découvert avant la guerre, mais guère exploré avant les années 1950. Chacune de ces villes a été considérée à son tour et de façon parfois fétichiste comme une synecdoque des États-Unis dans leur ensemble.