Publication dans les Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America le 14 mars 2023.
Nina Davtian & Edouard Bard
Chaire Évolution du climat et de l’océan du Collège de France
CEREGE (UMR Aix-Marseille Université, CNRS, IRD, INRAE, Collège de France) Aix-en-Provence
La circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC : Atlantic Meridional Overturning Circulation) est probablement affectée par le changement climatique actuel. Un affaiblissement de l’AMOC pourrait contribuer au refroidissement régional observé à la surface de l’Atlantique Nord, une caractéristique des données et des simulations numériques qui a été interprétée comme une des réponses océaniques complexes à l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Cette caractéristique notable est soulignée dans la toute première figure du Résumé du GIEC AR5 à l’intention des décideurs et dans la figure 5 du dernier Résumé du GIEC AR6 (IPCC en anglais).
Les conséquences de ces changements de l’AMOC seront mondiales à travers ce que l’on appelle « la bascule bipolaire ». Les projections basées sur des modèles numériques montrent que l’affaiblissement de l’AMOC continuera d’accompagner le réchauffement climatique en raison des émissions futures de CO2 anthropique. Néanmoins, l’existence et l’amplitude de la tendance à long terme dans les observations récentes restent un sujet de débat en raison de la grande variabilité de l’AMOC à court terme. De plus, l’évolution future de l’AMOC et sa dépendance à l’amplitude et à la rapidité globales des futurs scénarios de forçage anthropique sont encore très incertaines.
L’autre façon d’étudier les fluctuations de l’AMOC est de se tourner vers le passé géologique récent. Le dernier cycle glaciaire est sans doute la meilleure période, car il comprend une série de fluctuations de l’AMOC de différentes durées impliquant des ralentissements drastiques, voire des arrêts de l’AMOC. Des décennies de recherche ont permis de démontrer que les enregistrements de température du Groenland et de l’Atlantique Nord présentent une variabilité abrupte, appelée « événements de Dansgaard-Oeschger », qui accompagne les fluctuations de l’AMOC. Ces événements ont également des homologues chauds dans l’hémisphère Sud via la bascule bipolaire thermique, un concept décrivant le transport de chaleur méridien conduisant à des changements de température asynchrones entre les deux hémisphères.
Cependant, les enregistrements de température de l’air du Groenland ne montrent pas de refroidissement extrême lors des stades de Heinrich, correspondant à des rejets massifs d’icebergs dans l’Atlantique Nord (voir photo) qui ont le plus affecté l’AMOC. En revanche, les enregistrements de température des eaux de surface en Atlantique Nord illustrent clairement des refroidissements accrus pendant les stades de Heinrich. Des études de modélisation suggèrent que le Groenland a sans doute été isolé d’un refroidissement supplémentaire pendant les stades de Heinrich en raison d’un déplacement vers le sud des zones de formation des eaux profondes de l’Atlantique Nord (départ de la branche profonde de l’AMOC) et de la présence de banquise entourant le Groenland. On peut aussi signaler les effets supplémentaires de la saisonnalité sur le rapport 18O/16O de la glace utilisé comme indicateur de la température pour le Groenland.
Cette « troncature » de l’enregistrement du Groenland lors des refroidissements les plus prononcés est la principale raison pour laquelle les stades de Heinrich n’ont pas été découverts dans les carottes de glace, mais dans les sédiments de l’Atlantique Nord, notamment ceux de la marge ibérique pour le stade de Heinrich le plus récent. Cependant, en raison de sa haute résolution temporelle, l’enregistrement de température du Groenland a toujours été utilisé comme base pour étudier la bascule bipolaire, en examinant les relations statistiques avec les enregistrements de l’hémisphère Sud, ainsi qu’en utilisant l’enregistrement du Groenland comme signal d’entrée pour les modèles simulant la bascule bipolaire thermique. Cet enregistrement tronqué pour le Groenland donne inévitablement l’impression que la bascule bipolaire se limite à une oscillation entre deux états climatiques stables.
La nouvelle étude publiée dans les PNAS revisite ce problème fondamental en fournissant de nouveaux enregistrements de température océanique à haute résolution pour le Sud de la marge ibérique (sans doute le meilleur site pour le faire en Atlantique Nord), ainsi qu’en introduisant un nouveau mode d’analyse et un nouvel indice de bascule bipolaire pour distinguer les refroidissements de Dansgaard-Oeschger avec ou sans événement de Heinrich. Cette étude montre que le modèle de bascule bipolaire génère des enregistrements de température synthétiques de l’hémisphère Sud qui ressemblent le plus aux enregistrements de température de l’Antarctique lorsque l’on utilise les nouveaux enregistrements de température de la marge ibérique comme entrées du modèle.
La nouvelle comparaison des simulations avec les données met l’accent sur le rôle de la bascule bipolaire dans la variabilité abrupte de la température des deux hémisphères avec une nette amplification lors des refroidissements de Dansgaard-Oeschger accompagnés d’événements de Heinrich. Ceci implique une relation plus compliquée qu’un simple basculement entre deux états climatiques dû à un phénomène de seuil critique. La nouvelle analyse montre clairement l’importance des conditions de l’Atlantique Nord dans la définition de la réponse de l’océan Austral. Cela suggère une dynamique plus complexe qu’on ne le pensait auparavant, ce qui a des implications directes pour notre compréhension des changements climatiques passés et futurs associés à l’AMOC et à la bascule bipolaire.
Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du contrat postdoctoral de Nina Davtian au CEREGE d’Aix-en-Provence financé par le Collège de France pour la chaire Évolution du climat et de l’océan.