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Les interrogations de Paul Valéry traversent toutes les sciences humaines et sociales

Entretien avec William Marx

Paul Valéry occupa, de 1937 à sa mort en 1945, la chaire Poétique au Collège de France. Restés inédits jusqu’à présent, ses cours au Collège de France sont publiés chez Gallimard en ce début d’année. Responsable de l’édition scientifique de ces ouvrages, le Pr William Marx, titulaire de la chaire Littératures comparées, revient sur l’importance de cette publication.

Paul Valéry
Portrait de Paul Valéry par Henri Manuel (vers 1925).

L’élection de Paul Valéry au Collège de France en 1937 constitue-t-elle un événement à l’époque ?

William Marx : C’est d’abord un événement pour le Collège de France. Si nous avons l’habitude aujourd’hui de voir des artistes ou des écrivains y enseigner, ce n’était pas le cas en 1937. À cette époque, tous les professeurs étaient des universitaires. L’idée d’élire à une chaire quelqu’un qui n’est pas de ce milieu académique était très audacieuse. C’est d’ailleurs une élection qui ne s’est pas faite sans mal.

Paul Valéry était déjà non seulement le poète français le plus célèbre de son temps, mais un théoricien de la littérature reconnu, l’un des seuls à produire une théorie de la forme. C’est une discipline que l’université n’enseignait pas, lui préférant l’histoire littéraire. Avec l’institutionnalisation d’un domaine de recherche qui n’existait pas vraiment ailleurs, le Collège de France renouait avec son rôle de précurseur dans l’enseignement de disciplines nouvelles.

Que signifie « Cours de poétique » qui reprend le nom de la chaire de Paul Valéry ?

C’est un jeu sur les mots. Les professeurs qui l’ont élu pensaient que Paul Valéry allait traiter de poésie, puisqu’il était poète. Mais ce n’était pas du tout ce que lui-même entendait. Il parle de poïétique, à partir de l’étymologie grecque : l’étude du faire (poïeïn, en grec), de la manière dont l’esprit agit, crée. Ce sont les créations, non seulement littéraires, mais plus généralement artistiques et intellectuelles qui l’intéressent. Il entame un travail qui consiste à réfléchir aux conditions de possibilité d’une création par l’esprit et aux processus engagés. Partant d’une réflexion sur le cerveau, l’esprit, sa relation avec le corps et avec le monde alentour, il analyse la façon dont se forment les « œuvres de l’esprit ». Plus tard, il s’intéresse aux « œuvres collectives de l’esprit », c’est-à-dire au niveau de la société. Ses recherches construisent une sorte de parcours très général de la vie intellectuelle, ce que j’appellerais volontiers une anthropologie de l’esprit, ancrée dans une biologie et une physiologie du cerveau, et en même temps inscrite dans la culture et la société.

La cour d’honneur du Collège de France en 1945.
La cour d'honneur du Collège de France en 1945.

Sa chaire de Poétique de 1937 à 1945 prend place dans une époque troublée. Cela influence-t-il son enseignement au Collège de France ?

Ce sont des années très difficiles. L’année 1939-1940, avec sa « drôle de guerre », fut l’une des pires : la France vit alors sous une menace permanente et sous un régime de mobilisation générale. Cela produit une désorganisation importante, certains cours de Paul Valéry n’ont donc pas lieu. La période de l’Occupation ne fut guère plus facile. Les hivers sont extrêmement rigoureux, et les amphithéâtres ne sont pas chauffés. Valéry est en mauvaise santé et souvent malade.

Ces événements jouent également un rôle dans l’évolution de sa pensée. Alors que, dans les premières années de ses cours, sa réflexion s’intéresse à la question de la création des œuvres de l’esprit, elle s’oriente ensuite vers une réflexion sur la société, sur la question du pouvoir, du droit et de l’autorité. Il est très frappant de voir comment ces questions sont présentes à partir de 1941-1942. À la Libération, Valéry réfléchit à la place et à la fonction de l’écrivain dans la société. Il fait une magnifique conférence sur Voltaire, qu’il voit comme un apôtre des droits de l’homme, dénonçant les « crimes contre l’humanité » (selon sa propre expression) et « contre la pensée ». Le reste des cours est dédié à la question de l’engagement, ce qu’il appelle la « responsabilité de l’écrivain », au moment des procès contre les écrivains collaborateurs.

Pourquoi ces cours sont-ils restés inédits pendant quatre-vingts ans ?

Les cours de poétique donnés par Paul Valéry au Collège de France pendant huit années, de 1937 à 1945, sont restés en quelque sorte dans la légende de l’histoire de la critique littéraire française. Ils ont eu de nombreux auditeurs, devenus depuis certains forts célèbres, tels Roland Barthes, Maurice Blanchot, Cioran ou Yves Bonnefoy. Pour autant, il n’en restait quasiment rien. Seuls sa leçon inaugurale et le projet de recherche et d’enseignement qu’il avait envoyés à ses futurs collègues préalablement à sa candidature avaient été publiés de son vivant.

Son éditeur Gaston Gallimard avait pour projet de publier la première année de cours, raison pour laquelle il avait envoyé une sténographe chargée de les prendre en note. Cette retranscription a ensuite été perdue, jusqu’à ce que je la retrouve dans les archives Gallimard. Cette publication était aussi l’ambition de Paul Valéry, mais fatigué par la guerre, et face au travail important que représentait la mise en forme de notes de cours en livre, le projet n’aboutit pas.

BnF, fonds Paul Valéry, NAF 19099, fo 2.
BnF, fonds Paul Valéry, NAF 19099, fo 2.

Quels matériaux sont aujourd’hui publiés chez Gallimard ?

L’essentiel des archives de Paul Valéry est aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Un dossier intitulé « Poïétique » rassemble environ deux mill cinq cents feuillets qui constituent ses notes préparatoires aux cours, dont certaines sont extrêmement rédigées. Très anxieux au début de chaque année de cours, Valéry rédigeait presque complètement les premières leçons. Ce sont ces matériaux que j’ai commencé à réunir et à transcrire avec mon équipe pour la publication de ce qui devait être un volume unique. La sélection représentait environ le quart du dossier de la BnF. Mais alors que ce volume était prêt pour parution, un doctorant travaillant sur Valéry me signale in extremis la présence de transcriptions à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, à côté du Panthéon. Elles n’étaient pas inscrites au catalogue électronique lacunaire de cette bibliothèque, ce qui explique que ni moi ni la plupart des autres chercheurs valéryens n’en connaissions l’existence. Il s’agissait de seize transcriptions complètes des leçons de la dernière année. Mais je découvre aussi à Doucet une lettre de 1938, où Gaston Gallimard déclare conserver les transcriptions de la première année dans les archives de la maison d’édition : une nouvelle piste est lancée ! J’en informe l’archiviste de Gallimard, qui, en effet, après une recherche complexe, retrouve ces douze leçons supplémentaires. Il a fallu recomposer toute l’édition que j’avais préparée et ajouter un second volume pour accueillir ces documents exceptionnels.

L’ensemble qui paraît aujourd’hui réunit donc ces documents fraîchement découverts et les archives de la BnF, qui contiennent aussi quelques transcriptions complètes, l’ensemble étant classé de façon chronologique, de manière à pouvoir suivre le cours de poétique comme pouvait le faire un auditeur de l’époque. Sur les deux cents leçons environ que prononça Valéry au Collège de France, j’en publie ainsi près de quarante entièrement conservées, essentiellement de la première et de la dernière année, plus des rédactions du cours qui donnent une idée assez précise des huit années de son professorat.

Ces cours permettent-ils aujourd’hui de définir une théorie de la poétique qui lui soit propre ?

Paul Valéry conçoit la poétique comme une théorie du fonctionnement général de l’esprit. C’est d’abord une conception globale de l’homme, dans son cerveau et dans son corps, de son inscription dans la société. La littérature est présente dans le cours, mais moins qu’on ne pourrait le croire, car ce n’est pas son objet principal. Du reste, lorsque Valéry consacrait une séance à la poésie, il ne la préparait guère et se permettait d’improviser : le faible nombre de brouillons consacrés à la littérature ne reflète donc pas la réalité de l’enseignement donné. Les interrogations de Valéry traversent en tout cas toutes les sciences humaines et sociales. Ses raisonnements le rapprochent souvent de la pensée et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein : Jacques Bouveresse l’avait lui-même noté. On trouve des réflexions très poussées sur le langage intérieur, qui donne la possibilité à l’esprit de dialoguer avec lui-même, comme sur la pragmatique du langage naturel, vernaculaire, qui permet à la société de construire les œuvres collectives de l’esprit.

Le Pr William Marx

Y a-t-il eu une influence des cours de poétique de Paul Valéry sur la production littéraire et artistique de la seconde moitié du XXsiècle ?

L’influence de ces cours a été sourde, indirecte, puisqu’ils sont restés inédits. Elle est plutôt à chercher du côté de ce que Valéry avait publié de son vivant. Ses conférences et ses articles ont beaucoup nourri ce que l’on appelle la « nouvelle critique » de Roland Barthes dans les années 1960, qui se fera sur le modèle de ce qu’avait produit Paul Valéry. Mais les leçons du Collège ont l’avantage extraordinaire d’obliger Valéry à effectuer pour la première fois une synthèse de sa pensée. Il avait depuis longtemps la volonté de produire un « Système » total : corps, esprit, société. Il n’avait jamais réussi à le mettre en œuvre. Ce sont ses cours au Collège de France qui l’obligent à donner une cohérence à sa pensée.

Votre cours de l’année au Collège de France s’intitule « Valéry ou la Littérature ». Était-ce important pour vous de mettre en avant cette figure de la littérature ?

Lorsque je suis arrivé au Collège de France, j’avais déjà beaucoup travaillé sur Paul Valéry, j’avais notamment publié ses Cahiers, et j’avais l’idée d’un jour faire cours sur son œuvre. L’occasion se présente magnifiquement, aujourd’hui, avec la publication du Cours de poétique. Il s’agit d’un auteur emblématique dans l’histoire de la littérature. Il représente un moment unique de réflexion et de prise de conscience de ce qu’est et de ce que peut la littérature. Aucun auteur avant lui, et peut-être après lui, n’a sans doute eu une telle vision globale de la manière dont fonctionne l’écriture. C’est un poète immense et un penseur génial.

Deux moments cette année vont être l’occasion de l’aborder. Mon cours, Valéry ou la littérature, sera une manière de montrer l’importance de l’écrivain dans l’histoire de la littérature et de la pensée. En juin 2023, le colloque Valéry au Collège de France sera l’occasion d’établir un premier bilan, six mois après la parution du Cours de poétique. L’idée sera de voir ce que représente Valéry au Collège de France. Des professeurs du Collège seront invités à s’exprimer au côté de spécialistes de l’auteur. Cet événement aura également une dimension artistique, j’y tiens beaucoup, avec la diffusion d’une belle captation télévisuelle de Mon Faust datant de 1971, pièce de théâtre écrite par Valéry pendant ses années au Collège de France. La première journée du colloque se terminera par une lecture publique de son célèbre poème La Jeune Parque. C’est donc un programme à la fois artistique et intellectuel qui ponctuera cette année Paul Valéry au Collège de France.

Propos recueillis par Aurèle Méthivier