Laurence Boisson de Chazournes
Conseillère auprès d’États, d'organisations internationales, d’associations et d’entreprises dans divers domaines du droit international, Laurence Boisson de Chazournes est pionnière sur les questions de gestion des ressources naturelles. Elle a fondé la Plateforme pour le droit international de l’eau douce et apporte son expertise dans le cadre de négociations sur des cours d’eau internationaux.
Elle est invitée pour l’année 2022-2023 sur la chaire annuelle Avenir Commun Durable, qui bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses grands mécènes Covéa et TotalEnergies.
Pour quelle raison avez-vous choisi l’eau comme sujet d’étude en droit international ?
Laurence Boisson de Chazournes : Tout a débuté lorsque je travaillais à la Banque mondiale, à la fin des années 1990. Parmi mes activités, j’ai dû m’occuper de questions de droit international concernant le fleuve Sénégal, la mer d’Aral ou encore le Nil. Rapidement, la généraliste de formation que je suis a constaté qu’il y avait peu de littérature ou de recherches d’ensemble sur ce sujet. C’est ainsi que, grâce à une activité de terrain, j’ai commencé à théoriser ce domaine. J’ai travaillé par la suite sur d’autres cours d’eau internationaux. À l’Université de Genève, avec l’aide de doctorants, j’ai créé également la Plateforme pour le droit international de l’eau douce, qui a servi de creuset à de nombreuses recherches et publications.
Historiquement, comment le droit international a-t-il appréhendé le sujet de l’eau douce ?
L’approche internationale de l’eau s’est développée tardivement, dans la deuxième partie du XXe siècle. D’ailleurs, encore aujourd’hui, à mon sens, le droit international ne traite le sujet que de manière partielle et parcellaire. La matière s’est tout d’abord intéressée aux ressources en eau partagées par plusieurs États, tout en ne se cantonnant qu’à certains usages. Les fleuves internationaux sont avant tout utilisés pour la navigation et le commerce alors que les échanges s’accroissent au cours du XIXe siècle. Ils constituent aussi des voies de circulation au moment de l’expansion de la colonisation, en Afrique et en Asie. L’établissement des frontières étatiques prend appui sur les fleuves et les lacs internationaux comme supports naturels. Des contentieux interétatiques contemporains sont d’ailleurs marqués de décisions prises à cette époque. L’eau est alors considérée comme une ressource inépuisable. Le sujet des nappes phréatiques n’est même pas abordé.
Le XXe siècle connaît une croissance démographique importante ainsi que des mutations économiques et sociales significatives. Les utilisations de l’eau vont, de fait, s’accroître et se diversifier. La réglementation se dessine alors au gré des usages. On se sert de l’eau pour produire de l’énergie en construisant des barrages, mais aussi pour développer les industries, notamment dans les pays occidentaux. Sans oublier l’agriculture, sachant que l’irrigation des terres absorbe déjà 70 % des ressources en eau. On prend aussi conscience à la fin du XXe siècle que l’eau est une ressource naturelle qui doit être gérée durablement, parce que fortement affectée par la dégradation de l’environnement (fonte des glaciers, sécheresse, inondations, etc.). L’attention est également portée sur la satisfaction des besoins humains.
Cela signifie-t-il qu’aujourd’hui la protection de l’environnement et la satisfaction des besoins humains sont au cœur de la réglementation internationale de l’eau ?
Il est évident que la prise de conscience de la nécessité de protéger l’environnement joue un rôle important dans la réglementation internationale de l’eau. Les questions de gestion des sols et des forêts, de la protection de la biodiversité ou de la lutte contre le changement climatique, favorisent toutes une meilleure protection de l’eau. Au-delà du droit de l’environnement, le droit international des droits de l’homme est de plus en plus sollicité, et la question de l’accès à l’eau devient centrale. En effet, même si l’eau constitue la ressource la plus abondante de la planète et qu’elle est en quantité constante, elle n’est pas répartie naturellement de manière « équilibrée ». 97 % de son volume global ne peuvent être ni consommés, ni utilisés pour l’irrigation, ni même être employés pour des usages industriels en raison de leur teneur trop élevée en sel. Un très grand nombre de personnes n’y ont pas encore accès. Il en est de même en matière d’assainissement. Cette thématique apparaît d’ailleurs comme une priorité de l’Agenda international 2030, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2015, avec l’Objectif de développement durable (ODD) de l’accès à l’eau pour tous en 2030.
La réglementation des ressources en eau est toutefois composée d’autres corps de normes. Le volet économique est présent. La navigation sur les fleuves internationaux constitue, aujourd’hui encore, un intérêt stratégique vital pour de nombreux pays, notamment les États enclavés. Il en est de même de la production d’énergie. Le droit international relatif aux investissements met aussi en éclairage d’autres aspects de la dimension économique de l’eau. Il en est ainsi de la conclusion de contrats de concession par lesquels un gouvernement charge des entreprises privées d’assurer des services publics, tels ceux relatifs à l’approvisionnement en eau. Cette ressource vitale est également un enjeu de diplomatie. Elle est au cœur de tensions et de conflits. Des initiatives de règlement des différends sont mises à profit pour tenter de les résorber. Dans le cadre d’un conflit armé, l’eau peut être utilisée comme une arme de guerre ainsi que le conflit en Ukraine le révèle. Le droit international de l’eau est donc un droit aux facettes variées, lesquelles jouent toutes un rôle.
Existe-t-il un socle commun de normes pour réglementer l’eau au niveau international ?
La réglementation de l’eau est à la fois singulière et universelle, en plus d’être pluridisciplinaire. C’est d’ailleurs ce qui fait toute sa complexité. À la fin du XXe siècle, les États vont tenter de codifier des principes généraux du droit international, au travers notamment de la convention des Nations unies du 21 mai 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. L’objectif de cette convention, qui est entrée en vigueur en 2014, est de fournir un cadre de références normatif en matière de gestion des cours d’eau internationaux. Par ce texte, les signataires s’engagent à utiliser les cours d’eau de manière équitable et raisonnable, sans causer de dommages significatifs aux autres États riverains. Ils mettent également en place différents instruments de coopération, en s’échangeant régulièrement – en théorie du moins – des données et des informations sur l’état des cours d’eau, et en notifiant aux autres riverains les projets d’utilisation des eaux qu’ils planifient. Les principes sont déclinés au niveau régional. C’est notamment le cas en Europe, avec la convention d’Helsinki sur la protection et l’utilisation des cours d'eau transfrontières et des lacs internationaux. C’est aussi le cas du protocole révisé sur les cours d’eau partagés dans la Communauté de développement de l’Afrique australe. En quelque sorte, il y a un socle commun de normes pour régir les cours d’eau internationaux.
Néanmoins, ces initiatives ne dégagent que des principes au contenu général. Or, aucun fleuve ne ressemble à un autre que ce soit sur un plan géographique, hydrologique, humain, ou même politique. Ainsi, l’unité de base de la réglementation de l’eau reste le bassin. Un très grand nombre d’accords spécifiques ont été conclus. Dans ce cadre, le rôle du droit international est constitué des particularismes de chaque bassin, tout en dégageant de grands principes généraux. Ces derniers permettent, au passage, de réglementer ce que j’appelle les bassins orphelins, c’est-à-dire les bassins qui ne sont pas l’objet d’un accord entre États riverains.
Les enjeux autour de l’eau sont nombreux. Pour y faire face, existe-t-il des institutions de premier plan qui traitent le sujet, à l’image de l’Organisation mondiale de la santé pour le volet sanitaire ?
Là encore, c’est une particularité du droit international de l’eau : les institutions principales que l’on a à l’heure actuelle sont des institutions de bassin. On peut citer pour l’exemple la commission du Rhin, celle du Danube ou encore celle du fleuve Sénégal. Certaines, à l’image de la Commission mixte internationale établie entre les États-Unis et le Canada, ont été dotées du pouvoir d’adopter des décisions à portée obligatoire. D’une manière générale, ce sont donc des États riverains qui vont décider ensemble de l’utilisation d’un cours d’eau. Au niveau régional, il n’y a pas d’institution qui traite le sujet, à part la Commission économique pour l’Europe des Nations unies, et de manière partielle l’Union européenne. Et au niveau universel, il n’y a pas d’institution qui s’occupe de l’eau dans son entièreté, dans toutes ses composantes. Cela tient en partie au fait que le sujet reste stratégique pour les États, la souveraineté tient un rôle encore important. Mais, à mon sens, c’est une vraie faiblesse, car, même si l’eau n’est pas tout le temps une source de conflits, sa raréfaction et son gaspillage dans certaines régions vont entraîner des déplacements de populations et une hausse des tensions. Il serait par conséquent utile que le sujet ait une voix aux Nations unies. Le Conseil de sécurité en parle de temps en temps, mais la question de la gestion de l’eau n’est pas qu’une question sécuritaire. L’Assemblée générale tiendra une réunion spéciale dédiée à l’eau en 2023. Peut-être que les pas d’une vision plus cohérente de l’eau émergeront.
Si les textes et institutions juridiques apparaissent quelque peu balbutiants, la diplomatie peut-elle aider à gérer durablement l’eau ? En ce sens, pouvez-vous expliquer le concept d’« hydro-diplomatie » ?
L’« hydro-diplomatie » a pour objet la meilleure gestion possible des fleuves internationaux et la prévention des différends. Dans les faits, on observe des asymétries au sein de chaque fleuve. Elles peuvent être naturelles, par exemple, en matière d’accès à l’eau ou du fait de la longueur des rives d’un fleuve. Elles peuvent aussi être politiques, car il y a souvent des inégalités de pouvoir entre deux États riverains.
Dans ce contexte, le droit international pose le principe que tout État riverain d’un fleuve a un droit d’accès égal à la ressource en eau. Ce n’est cependant pas un droit égal du point de vue de la quantité d’eau ou des bénéfices. Il revient donc aux États riverains de s’entendre pour qu’équité et absence de dommages significatifs régissent leurs relations. L’« hydro-diplomatie » permet la recherche d’un modèle fondé sur l’équité et le raisonnable, en associant toutes les parties prenantes et acteurs concernés. L’idée est de résoudre des questions cruciales comme l’échange de données, la sécurité alimentaire ou les problèmes d’énergie. Reste toutefois que ce concept d’« hydro-diplomatie » est souple, peut-être trop. Il repose sur le bon vouloir des parties prenantes.
Parfois, le conflit semble malheureusement inévitable, comment le droit international ou l’« hydro-diplomatie » gèrent-ils cette situation ?
La résolution des différends doit se faire de manière pacifique via des mécanismes de nature diplomatique ou judiciaire. En ce sens, certaines juridictions internationales disposent des compétences pour gérer ces conflits. La diplomatie, de son côté, peut prendre le relais dans la mise en œuvre des décisions judiciaires. Pour cela, je crois beaucoup en la médiation, laquelle permet aux parties concernées de trouver un terrain d’entente. Le médiateur dispose de la flexibilité de pouvoir écouter, proposer et conduire les parties à se mettre d’accord. Il y a également un aspect technique de l’eau qui est important pour résoudre des conflits. Le médiateur ou conciliateur appelé à intervenir peut s’entourer de spécialistes.
Dans le cas des conflits armés, l’eau peut être une cible (on pense aux infrastructures liées à l’utilisation de l’eau) ou à l’inverse une arme (si l’on pense au contrôle des barrages). La protection de l’eau et l’accès à cette ressource pour les populations doivent faire l’objet d’une attention particulière. Dans ce cadre, le droit international au sens large – c’est-à-dire incluant le droit international humanitaire, les droits de l’homme ou le droit de l’environnement – doit trouver application. Le droit applicable en temps de conflits armés, y compris en situation d’occupation, doit pourtant être renforcé dans son contenu et son application. Dans ce contexte, le droit international pénal pourrait permettre la sanction de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité liés aux ressources en eau.
Nous avons beaucoup parlé des États et peu des acteurs privés. Quel rôle doivent-ils jouer ?
Les acteurs privés – entreprise privée ou entreprise publique – jouent un rôle considérable. Sans des investissements importants, l’Objectif de développement durable (ODD) sur l’accès à l’eau et à l’assainissement pour tous ne sera pas atteint. Aujourd’hui, grâce notamment au soutien des Nations unies qui se sont dotées d’instruments – tels que le Pacte mondial des Nations unies –, les acteurs privés sont guidés dans le rôle qu’ils doivent jouer. Il y a une acceptation de leur part d’une forme de responsabilisation. Reste encore à définir les contours de cette notion. Les droits nationaux ont permis d’asseoir l’obligation de vigilance qui leur échoit. À l’échelon international, des codes de conduite et autres formes d’engagements rassemblent les bonnes pratiques auxquelles les entreprises doivent se conformer. En outre, dans le cadre d’un projet de recherche mené avec le Centre de philanthropie de l’Université de Genève, nous essayons d’identifier les bonnes pratiques qui ont plus particulièrement trait aux ressources en eau et à leurs écosystèmes. Elles feront l’objet d’un Code de conduite qui sera disséminé et évoluera au gré des connaissances.
Propos recueillis par Romain Cayrey