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La reconstruction de l’ordre institutionnel international est nécessaire

Entretien avec Samantha Besson

Samantha Besson

Samantha Besson est professeure de droit. Ses recherches portent principalement sur le droit international et européen. Depuis 2019, elle est professeure titulaire de la chaire Droit international des institutions au Collège de France.

Cette chaire renoue avec une longue tradition d’enseignement et de recherche en droit international au Collège de France. Elle lui insuffle une direction à la fois plus spécifique, en mettant l’accent sur l’étude de la dimension institutionnelle du droit international, et plus régionale puisqu’elle comprend l’étude du droit international des organisations européennes que sont l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, mais aussi des organisations internationales d’autres régions du monde.

Une chaire de droit international du Collège de France est pour la première fois focalisée sur les institutions. Est-ce l’étude du droit international qui régit ces institutions ou le droit international qui en émane qui vous intéresse ?

Samantha Besson : Tous deux. La conception occidentale et moderne du droit – devenue celle du droit international et en conséquence (d’une partie) du droit partout dans le monde  repose sur le principe de l’État de droit et donc, plus généralement, de l’institution de droit : le droit est adopté par des institutions qu’il régit aussi en retour. Ainsi construit, le droit ne se conçoit donc pas en dehors d’un ordre institutionnel, et vice-versa.
Il n’en demeure pas moins que, pour diverses raisons, le droit international n’a pas toujours été pensé en termes institutionnels ou pas suffisamment. C’est le cas de l’État lui-même, bien sûr. Le droit international de l’État souffre de nombreuses lacunes que révèlent, par exemple, l’étendue de la privatisation des droits et prérogatives des États, mais aussi l’indétermination résiduelle du contenu institutionnel du droit à l’autodétermination des peuples. La part institutionnelle manquante du droit international est encore plus évidente en droit des organisations internationales. Hormis certaines exceptions, l’existence d’un statut de droit international public commun à ces différentes organisations fait encore largement défaut. Il n’est dès lors pas surprenant que l’on doute de la capacité de nombre d’entre elles de se conformer au principe de l’État de droit.

Le président Barack Obama fait un discours à l'Assemblée générale des Nations unies, au siège de l'ONU à New York, le 23 septembre 2009.
Le président Barack Obama fait un discours à l'Assemblée générale des Nations unies, au siège de l'ONU à New York, le 23 septembre 2009.

Entre la pandémie de Covid-19, marquée par de nombreux reproches contre l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ; la crise climatique et la critique des lacunes institutionnelles internationales dans ce domaine ; la guerre en Ukraine et la remise en question de l’Organisation des Nations unies (ONU), les institutions internationales sont mises à rude épreuve en ce moment. Que faut-il encore en espérer ?

Avant tout, il est important de préciser que ces différentes réalités institutionnelles ont des causes très différentes. Toutefois, il est vrai aussi que ce déferlement de critiques à leur encontre révèle bien quelque chose de commun : la fragilité d’un droit international dont la dimension institutionnelle n’a pas été suffisamment pensée et est tenue artificiellement à distance des questions juridiques.
Comment, en effet, attendre d’une organisation comme l’OMS, dont la dimension politique est depuis toujours refoulée au profit de l’expertise technoscientifique, y compris privée, qu’elle puisse adopter une politique légitime de santé publique internationale et jeter les bases d’un droit international de la santé dont l’autorité soit respectée ? Comment imaginer pouvoir protéger le climat en tant que bien public international, et espérer pouvoir allouer les responsabilités comme on a tenté de le faire lors des dernières COP, sans avoir d’abord identifié et mis en place les procédures institutionnelles de reconnaissance égalitaire de ce bien en tant que bien d’un public international institué ? Et, enfin, comment est-ce qu’une organisation comme l’ONU, fondée sur l’égalité des États, mais faisant de leur inégalité au sein du Conseil de sécurité son mode de décision au point de se paralyser elle-même, pourrait-elle être à même de traiter les États de manière égale et de protéger la paix mondiale contre un recours illégal à la force armée de la part de quelques-uns de ces États que l’organisation a privilégiés ?
Ce que d’aucuns ont appelé la « polycrise » (écologique, sanitaire, sociale, économique ou militaire) est un puissant signal d’alarme. Dans le miroir qu’elle nous tend, il faut cependant aussi voir la crise de nos institutions internationales. L’examen critique de ce reflet institutionnel révèle combien la reconstruction de l’ordre institutionnel international est nécessaire, et par conséquent le développement d’un véritable droit international des institutions pour l’accompagner. C’est un formidable défi collectif que les recherches et enseignements de ma chaire visent à relever avec d’autres dans le monde.

Office des Nations unies à Genève
Office des Nations unies, à Genève.

Pourquoi a-t-on le sentiment qu’il faut attendre des crises pour se poser des questions essentielles sur le fonctionnement des institutions ?

On peut le regretter, c’est vrai. Toutefois, les grands moments institutionnels, qu’on appelle aussi parfois des « moments constitutionnels » au niveau interne, sont toujours des moments de rupture après un effondrement économique, une épidémie, une catastrophe climatique, une guerre ou encore une révolution. C’est d’ailleurs cette absence de moment constitutionnel européen qui avait été critiquée, au tournant du millénaire, lors de l’échec du traité établissant une constitution pour l’Europe. Aujourd’hui, face aux secousses qui font régulièrement trembler l’Europe, personne ne doute plus de l’imminence d’un tournant institutionnel. Le problème semble bien davantage être celui du courage de saisir ce moment pour réinstituer une Union européenne plus égalitaire, plus sociale et plus verte.
Sur le plan international, les grands bouleversements dont sont issues les institutions internationales contemporaines auront été les conflits armés régionaux, puis mondiaux, mais aussi les graves crises économiques et sociales de la première partie du siècle dernier. Et un nouveau moment institutionnel international est désormais en vue. C’est un moment à saisir sur le plan juridique et politique. Au risque sinon de laisser l’ordre institutionnel international s’affaiblir encore davantage, voire entraîner par cet affaiblissement d’autres troubles encore plus violents.

N’était-il pas possible d’anticiper ces difficultés ?

C’est certain. En l’occurrence, de nombreux internationalistes (y compris au Collège de France, bien sûr) ont identifié depuis longtemps tout ou partie de ces carences institutionnelles. Pour autant, entre l’analyse critique et les propositions de réforme des juristes et la réaction politique tant interne qu’internationale, il y a toujours un temps. Surtout lorsque l’enjeu est de cette ampleur : jamais l’ordre institutionnel international n’avait réuni autant de peuples et surtout de peuples en principe institués comme des États égaux en droit international. La complexité de l’enjeu est, elle aussi, sans précédent : alors que certains des défis à relever ont des causes communes, d’autres ne se régleront, en apparence du moins, qu’au prix d’un approfondissement des autres. En prise avec un moment institutionnel international de cette ampleur et de cette complexité, notre responsabilité de juristes est d’en préparer les issues possibles avec des propositions de critique et de réforme.

En vue d’une reconstruction, existe-t-il une institution idéale pour servir de modèle ?

La première erreur, et une erreur à ne plus commettre, est précisément de considérer que chaque nouveau problème commun aux peuples et États peut et doit recevoir une réponse institutionnelle unique, sous la forme d’une nouvelle organisation internationale dont la fonction serait de répondre à ce problème. La « prolifération » des organisations internationales depuis la fin du XIXsiècle et le modèle fonctionnaliste qui la sous-tend sont, en effet, en partie responsables des difficultés contemporaines. Ces difficultés vont du manque de représentativité des organisations internationales (leur légitimité ne devait tenir qu’à leur expertise fonctionnelle) à leur absence de responsabilité (limitée par un mandat et au service des fonctions communes qui leur étaient attribuées, elles ne devaient pas être amenées à causer des violations du droit international).
En réalité, il est possible de faire de la nécessité de composer avec le paysage institutionnel international existant une vertu. La multiplicité des institutions internationales contemporaines, qu’elles soient publiques comme les États, les organisations internationales, les régions ou les villes, ou privées comme les ONG ou les entreprises multinationales, peut et doit aussi être abordée comme un levier démocratique. Pour autant toutefois que l’on comprenne que ces institutions réinstituent, à de multiples reprises, les mêmes peuples et que l’on organise cette chaîne de représentation nationale, régionale et universelle. C’est le sens de l’argument de théorie politique non idéale que j’ai développé, avec mon collègue José Luis Martí, en faveur d’un « système de représentation internationale multiple ». Multiplicité ne doit en effet pas rimer avec simple pluralité institutionnelle. La question de la bonne représentation en droit international est d’ailleurs le thème de mon cours de ce printemps.
Pour revenir à la question de la reconstruction de l’ordre institutionnel international, nous serions donc bien avisés de mieux identifier et comprendre les forces et faiblesses de l’ordre institutionnel international contemporain avant d’en proposer des réformes. Ces propositions de réforme devraient procéder d’abord de l’intérieur, puis de l’extérieur pour le cas où la réforme ne peut se faire sans révolution et donc sans refonder entièrement l’organisation, comme cela a été le cas de la Société des Nations lors de la création des Nations unies. Bien sûr, il ne faut pas exclure que de nouvelles formes institutionnelles internationales se développent pour une meilleure représentation internationale des peuples, et ce en parallèle des multiples institutions publiques et privées actuelles, voire en remplacement de celles-ci. Par exemple, j’ai exposé dans mes travaux quelles pourraient être les vertus républicaines de non-domination d’une meilleure association des villes aux procédures d’adoption du droit international, mais aussi des régions.

 Première convention de Genève signée à l'hôtel de ville de Genève, le 22 août 1864. Tableau de Charles Édouard Armand-Dumaresq
Le 22 août 1864, la première convention de Genève est signée à l'hôtel de ville de Genève, tableau de Charles Édouard Armand-Dumaresq.

Si la reconstruction apparaît indispensable, les États ne donnent pas l’impression de réagir. Pour quelles raisons ?

Cela dépend des États, car de nouvelles alliances et majorités d’États du Sud et de l’Est sont apparues depuis quelque temps. À l’inverse, vous avez cependant certainement à l’esprit les quelques États dont la position dominante au sein du système onusien, mais aussi du paysage mondial des organisations régionales, a été entérinée juridiquement comme telle. Ou alors les nouvelles puissances qui invoquent ou se saisissent des mêmes privilèges ? En fait, c’est précisément parce que l’ordre institutionnel international d’après-guerre a failli au respect de l’égalité de tous les États qu’il peut si facilement aujourd’hui faire le lit de ces nouvelles puissances. Si l’égalité souveraine des États n’était qu’une préoccupation lointaine des géants du siècle dernier, elle se rappelle désormais de manière pressante au bon souvenir de ces géants en passe de devenir des nains. L’avenir des Nations unies, réformées ou refondées, devra donc être égalitaire. Emmanuel Kant écrivait en 1795 déjà qu’il ne pourrait pas y avoir de paix durable fondée sur le simple équilibre des puissances. Espérons qu’au terme de la guerre en Ukraine, les vainqueurs auront non seulement la générosité, mais aussi la sagesse de l’égalité.

Si l’initiative de reconstruction ne vient pas des États, d’où peut-elle venir ?

Comme toujours, des peuples – dont les États sont, avec d’autres institutions, les représentants internationaux ! La reconstruction de l’ordre juridique et institutionnel international doit commencer au niveau national. Pour ce faire, il faut veiller, par exemple, à ce que les traités internationaux et autres normes internationales, qui feront partie intégrante du droit national une fois ratifiés, puissent être approuvés par les parlements nationaux. Le mandat international donné à nos représentants gouvernementaux au sein des négociations et organisations internationales doit aussi pouvoir faire l’objet d’une délibération et d’un contrôle parlementaires effectifs. Plus généralement, toutes les questions de politique extérieure devraient aussi figurer en bonne place dans les programmes politiques des candidats à l’exécutif, et au sein des débats électoraux où les candidats à réélire devraient avoir à rendre des comptes de leur bilan international. En complément, d’autres formes de représentation internationale des peuples peuvent être mises en place, que ce soit par les villes ou les régions ou par des organisations privées comme les ONG ou les entreprises multinationales. À chaque fois, cependant, ces institutions publiques et privées devraient, elles aussi, être organisées juridiquement de manière à pouvoir être contrôlées effectivement par les peuples qu’elles représentent sur le plan international. Ces thèmes et bien d’autres feront l’objet de mon cours de ce printemps.

Drapeaux de différents pays
Drapeaux.

Propos recueillis par Romain Cayrey