Pierre Bourdieu (1930-2002)
Notre collègue Pierre Bourdieu est décédé le 23 janvier de cette année, quelques mois seulement après avoir quitté ses fonctions de Professeur titulaire dans cette maison, ce qui fait que chez lui, d'une certaine façon, ni le combattant infatigable ni le professeur n'ont jamais véritablement connu l'heure de la retraite. Pierre Bourdieu était né le 1er août 1930 à Denguin, dans les Pyrénées Atlantiques. Il a fait ses études secondaires au lycée de Pau, dans des conditions sur lesquelles l'« Esquisse de socio-analyse », dont il préparait la publication pendant les derniers mois de sa vie, apporte des informations dont l'intérêt est loin d'être simplement anecdotique. « L'expérience de l'internat a, dit-il, sans doute joué un rôle déterminant dans la formation de mes dispositions ; notamment en m'incitant à une vision réaliste (flaubertienne) et combative des relations sociales qui, déjà présente dès l'éducation de mon enfance, contraste avec la vision irénique, moralisante et neutralisée qu'encourage, il me semble, l'expérience protégée des existences bourgeoises (surtout lorsqu'elles sont mâtinées de religiosité chrétienne et de moralisme — comme par exemple aux Etats-Unis). » Comme le dit un personnage de Brecht, dans L'Opéra de quat'sous, « on aimerait bien vivre dans la paix et la concorde, mais les choses ne sont pas ainsi ».
Il y a des gens qui se trouvent malheureusement placés dans des conditions telles qu'ils apprennent très vite ce que d'autres n'apprennent jamais, à savoir que justement les choses ne sont pas ainsi. La presse, qui a régulièrement accusé Bourdieu de croire à une forme de déterminisme ou de fatalisme sociologiques absurdes, n'a pas manqué, bien entendu, d'utiliser la description qu'il donne de ses années d'internat à l'appui d'une tentative d'explication de sa vie et de son œuvre par une forme de ressentiment social que les succès remportés par la suite n'ont malheureusement pas réussi à apaiser, tout comme ils n'ont pas réussi non plus à lui enseigner réellement les bonnes manières qu'on est tenu d'adopter à l'égard de son nouveau milieu et en général. Ceux qui connaissaient Bourdieu et qui ont lu ses œuvres savent pourtant ce qu'il pensait de l'idée de traiter une œuvre théorique, en philosophie ou en sociologie, comme n'étant au fond rien de plus que le substitut d'une autobiographie ou une confession déguisée de son auteur.
Bourdieu a parlé aussi, à propos du sentiment qu'il a toujours eu d'être dans une situation de privilège qui implique un devoir, d'«une irrépressible pulsion gasconne » qu'on lui attribuait facilement et qui était sans doute présente dans certains de ses propos, souvent un peu joués. Mais les références à son Béarn natal et ce côté gascon, qu'il se plaisait effectivement parfois à adopter un peu comme un rôle, ne constituaient sûrement pas non plus, dans son esprit, une tentative d'explication, de type régionaliste cette fois. Ce qui est certain, en revanche, est qu'il a toujours été particulièrement sensible à la différence qui existe entre le sens gascon de l'honneur et du point d'honneur, et ce qu'il appelle « le fantasme masculin du justicier », qui tourne facilement à la pantalonnade guerrière. Plus que n'importe quel autre intellectuel combattant, Bourdieu se méfiait de la posture du miles gloriosus de la comédie, qui était pour lui celle d'un bon nombre de philosophes et également, même s'ils devraient en principe être un peu plus protégés contre ce risque, de sociologues. Il voulait agir réellement, que ce soit directement ou par la connaissance, et non pas ressembler à tous les intellectuels qui produisent simplement une imitation théâtrale de l'action, un peu, dit-il, en citant Schopenhauer, comme un cheval de scène qui ferait du crottin.
Après avoir fait sur le tas la dure expérience de la « différence sociale » et de la violence réelle et symbolique dans un lycée de province, Bourdieu a connu celle du provincial complexé qui, comme on dit, « débarque » dans un grand lycée parisien, en l'occurrence Louis-le-Grand, pour préparer l'École Normale Supérieure, où il est entré en 1951 et a été élève jusqu'enl954. Une fois sorti de l'École Normale Supérieure, il a été professeur au lycée de Moulins (1954- 1955) ; assistant à la Faculté des Lettres d'Alger (1958-1960), puis à celle de Paris (1960-1961), maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille (1961- 1964), directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (1964- 2001) et professeur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France (1982-2001). Initialement, il se destinait à une carrière de professeur de philosophie, ce qui s'est traduit notamment par la rédaction, pour son DES, d'une traduction commentée des Animadversiones de Leibniz et l'inscription, en 1956, d'un projet de thèse de doctorat d'État sous la direction de Canguilhem. Du point de vue philosophique, la tradition dont il s'est toujours senti le plus proche est celle des épistémologues et des historiens des sciences, qui lui semblait représenter ce que la philosophie française contemporaine a produit finalement de plus respectable. Il se sentait en tout cas, pour reprendre une distinction qui a été souvent utilisée, nettement plus proche de la tradition de la « philosophie du concept » que de celle de la « philosophie de la conscience ». Son dernier cours au Collège de France commence d'ailleurs par un éloge de Jules Vuillemin, qui était sûrement un des philosophes qu'il admirait le plus. Mais, pour des raisons sur lesquelles il s'est souvent expliqué et dans lesquelles entrent à la fois la déception qu'il a ressentie à l'égard de la discipline philosophique en général et les expériences de terrain qu'il a eu l'occasion de faire en Algérie, il a choisi d'abandonner la philosophie pour une discipline à la fois plus concrète et plus orientée vers l'action, à savoir la sociologie.
Je ne m'attarderai pas sur les nombreuses autres positions qu'il a occupées à un moment ou à un autre, en plus de celles que j'ai indiquées, dans des institutions d'enseignement et de recherche qui comptent parmi les plus prestigieuses, ni sur les distinctions scientifiques qui se sont accumulées au fil des années, en France et à l'étranger, sur sa personne. Je me contenterai, pour la deuxième chose, de rappeler qu'il était titulaire de la médaille d'or du CNRS (1993), de l'Erving Goffman Prize de l'Université de Californie à Berkeley (1996), de l'Ernst-BlochPreis de la ville de Ludwigshafen (1997), de la Huxley Mémorial Medal (2000), et membre correspondant de la British Academy (depuis 2001).
Bourdieu est l'auteur d'une œuvre considérable, qui comporte près de quarante livres, dont la plupart ont été traduits dans de nombreuses langues, et plusieurs centaines d'articles. Le premier de ses ouvrages, Sociologie de l'Algérie, est paru en 1958, les deux derniers, Le Bal des célibataires, et Interventions ( 1961-2001), ont été publiés cette année, après sa mort. Entre ces deux dates sont parus toute une série de livres dont la plupart ont constitué des événements et sont devenus plus ou moins des classiques de la sociologie. Je mentionnerai simplement, pour mémoire, Les Héritiers (1964), Le Métier de sociologue (1968), La Reproduction (1970), La Distinction (1979), Le Sens pratique (1980), Ce que parler veut dire (1982), Homo Academicus (1984), L'ontologie politique de Martin Heidegger (1988), La Noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de corps (1989), Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), La Misère du monde (1993), Méditations pascaliennes (1997), Les Structures sociales de l'économie (2000), Langage et pouvoir symbolique (2001), Science de la science et réflexivité (2001).
Il faudrait, pour être complet, parler également des activités de Bourdieu comme directeur de collection, directeur de revue et finalement éditeur. Il a dirigé la collection « Le sens commun » aux Éditions de Minuit, il était directeur des Actes de la recherche en sciences sociales et de la revue internationale des livres Liber. Il a été le créateur et le directeur des Éditions Raisons d'agir et le directeur de la collection Liber aux Éditions du Seuil.
Après toutes les choses, intelligentes, banales ou absurdes qui ont pu être écrites sur cette question, je ne m'attarderai pas sur les raisons qui ont fait de Bourdieu le sociologue probablement le plus lu, le plus important et le plus influent de notre époque. Je ne saurais mieux caractériser la situation présente de son œuvre qu'en citant un de ses meilleurs élèves, Loïc Wacquant : « Il n'est pas aujourd'hui de pratique, pas de zone de l'espace social, sous-prolétariat ou intelligentsia, paysans ou professeurs, mariage ou chômage, école ou Église, État ou marché, science, art, sport, corps, médias, politique, éthique, rapport entre les genres, les âges, les ethnies ou les classes, dont l'étude n'ait été profondément transformée par ses travaux. Car Bourdieu a su allier la rigueur de la méthode scientifique à l'inventivité de l'artiste, une culture théorique incomparable mariant des auteurs que la tradition canonique affectionne d'opposer — Durkheim et Weber, Marx et Mauss, Cassirer et Wittgenstein, Husserl et Lévi Strauss, Bachelard et Panofsky — à une pratique inlassable de la recherche dans laquelle il investissait une libido sciendi sans fin ni fond. »
Puisque le Bourdieu dont nous honorons aujourd'hui la mémoire est essentiellement l'homme de science, je ne dirai rien du militant et de ses combats, même si, pour lui, les deux aspects n'ont jamais été réellement séparés ni séparables. Un philosophe lui a consacré récemment un livre intitulé « Célébration du génie colérique ». Il faut rappeler cependant que Bourdieu était avant tout un savant, qui se méfiait particulièrement, dans son travail, des réactions de légitime indignation et des emportements de la juste colère, et qu'il ne confondait pas les exigences de la connaissance objective et même, si possible, scientifique avec celles de la morale et de l'action. Il a toujours insisté sur le fait que, pour être capable d'exercer une action libératrice, la science doit commencer par exiger le droit de se diriger uniquement selon ses propres règles. Le dernier cours qu'il a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un plaidoyer en faveur de l'autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent aujourd'hui de plus en plus. Il y a une singulière ironie dans le fait que lui, qui a été accusé régulièrement de pratiquer une forme de réductionnisme sociologisant et même sociologiste, ait terminé son enseignement par une réaffirmation de la croyance qui a toujours été la sienne à la capacité qu'a le monde de la science de s'autoréguler selon des principes qui lui sont propres et qui ne sont pas réductibles à des déterminations économiques, sociales et culturelles qui s'imposent à lui de l'extérieur. Or c'est justement, d'après lui, une réduction de cette sorte qui est probablement en train de s'effectuer insidieusement dans la période actuelle, comme toujours à l'insu et avec la collaboration d'un bon nombre de ceux qui auraient justement les meilleures raisons de s'y opposer.
« Je crois en effet, nous dit-il, que l'univers de la science est menacé aujour d'hui d'une redoutable régression. L'autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d'État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu'elle s'affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires "postmodernes" sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse [1]. »
Le Collège de France était sûrement une des rares institutions auxquelles Bourdieu croyait profondément, une de celles qui, à ses yeux, avaient encore les moyens et devaient avoir également la volonté de résister à la pression des intérêts économiques et aux sollicitations médiatiques ; et il lui assignait, de toute évidence, une responsabilité et une mission spéciales dans la défense et illustration de l'autonomie de la science et de la communauté des savants. Comme je suis convaincu, pour ma part, que la menace qu'il signale n'a rien d'imaginaire ni même d'exagéré, je pense que c'est un aspect de son message et de son héritage que nous devons garder présent à l'esprit. La vision réaliste et souvent désenchantée que les historiens et les sociologues se sont faite des réalités du monde scientifique les a conduits souvent à adopter des positions relativistes, voire nihilistes, qui prennent le contrepied de la représentation officielle, fortement idéalisée et sublimée, de la science. Bourdieu pensait qu'il est possible d'associer une vision réaliste du monde scientifique et une théorie réaliste de la connaissance. Et il croyait aussi qu'il est indispensable de réussir à le faire, si l'on ne veut pas courir le risque de voir la science elle-même assujettie progressivement à la simple logique du pouvoir et de la concurrence. Mais il est important pour nous, me semble-t-il, de nous rappeler également la deuxième partie de son message. Si la science doit être autonome, ce n'est pas pour rester enfermée dans sa propre maison, mais pour pouvoir être réellement au service de tout le monde : « Je ne dis pas que j'ai tout réfléchi, mais je me suis dit que, étant donné tout ce qui se passe dans le monde en ce moment, et qui est tellement grave, il n'est pas possible, quand on est payé pour s'occuper du monde social, et qu'on est tant soit peu responsable, de garder le silence, de ne pas essayer de dire à tous un peu de ce qu'on croit avoir appris, aux frais de tous, sur ce monde… [2] »
Jacques Bouveresse, 2003.