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Hommage à Pierre Boulez

par Gérard Berry
Pierre Boulez

Pierre Boulez (1925-2016)

Professeur au Collège de France de 1978 à 1995, Pierre Boulez nous a quittés le 5 janvier 2016 à Baden-Baden. C’était un immense compositeur, chef d’orchestre et chercheur, qui fut directement à l’origine de bien des aspects de la musique moderne de par ses œuvres et son action marquante dans la communauté musicale mondiale. Il faut citer en particulier la création en 1977 de l’Ircam, Institut de recherche et coordination acoustique-musique qu’il a dirigé jusqu’en 1992, ainsi que la création en 1976 de l’ensemble intercontemporain. Ces noms œcuméniques caractérisent bien l’approche de Boulez : intégrer tous les aspects allant de l’acoustique à la création musicale pour explorer des espaces de création inconnus et produire de nouvelles esthétiques.

Pierre Boulez est né en 1925 dans une petite ville du centre de la France. Son père le destinait à être ingénieur, mais, après un début d’études en mathématiques supérieures, il choisit bien vite la musique, d’abord à Lyon, puis au conservatoire de Paris où il obtint rapidement un premier prix d’harmonie dans la classe d’Olivier Messiaen. Son contact avec la science s’est cependant poursuivi tout au long de sa carrière.

Sa carrière de chef d’orchestre est certainement la mieux connue du public. Je n’en parlerai donc que brièvement ici. Elle a commencé un peu par hasard, quand on lui a demandé de remplacer au pied levé le chef Hans Rosbaud au festival de musique contemporaine de Donaueschingen en 1959. Son intervention fut très appréciée, et Boulez fut rapidement invité par de grands orchestres étrangers. Il fut ainsi chef des orchestres philarmoniques de Cleveland, de la BBC, de New York et de Chicago, nous laissant des enregistrements mémorables, en particulier sur la musique du XXe siècle. Il fit aussi des productions remarquables à Bayreuth comme celles de Parsifal, puis, avec Patrice Chéreau, celle du Ring lors du centenaire de Wagner, commencée en 1976 sous la critique et achevée en 1980 avec 85 minutes d’applaudissements et 101 levers de rideau. Son oreille phénoménale et la précision de ses directions sont restées dans toutes les mémoires.

Comme toute sa génération, Boulez se sentait investi de la mission de renouveler la musique, classique, ou savante si l’on préfère, après les sommets produits à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Certaines de ses compositions, comme Le Marteau sans maître, demeurent des références. Mais il mettait toujours les questions esthétiques au premier plan, et, malgré plusieurs essais de compositions électroniques, il n’avait pas une grande estime pour ce qu’on pouvait faire à l’époque avec des matériaux bruts (Pierre Schaeffer), des outils électroniques (Karlheinz Stockhausen) ou des improvisations pures. Son objectif restait l’écriture musicale construite et précise et répondant à des choix esthétiques bien clairs. Il s’en est bien expliqué dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1978, où il entra sur présentation de Michel Foucault.

Dans cette leçon, d’une clarté impressionnante mais pourtant jamais publiée, il insistait sur le fait qu’il n’avait pas l’intention de faire un cours traditionnel, mais plutôt de poser des questions de compositeur et de chercheur. Il croyait profondément que beaucoup de problèmes ne pouvaient pas se résoudre spontanément par la simple manipulation du matériau sonore mais devaient être abordés dans un effort bien dirigé. Il voyait la dualité idées esthétiques / matériaux sonores comme formant le centre de la création musicale, ce qu’il illustrait par l’évolution constante des instruments et des œuvres de la Renaissance à nos jours. Il insistait sur l’importance de l’essor de la virtuosité instrumentale et vocale au XXe siècle, qui fournissait de nouveaux matériaux sonores aux compositeurs. Son objectif était de fusionner trois virtuosités : celles de la conception, de la composition, et de l’exécution. Il ne pensait pas que l’improvisation réalisait cette fusion, car elle ne permet pas les allers-retours et le malaxage du matériau qui donne sa profondeur à la composition écrite. À la différence de nombreux autres musiciens, il ne pensait pas non plus que la création était irrationnelle et magique, ni que l’utilisation immédiate des technologies électroniques et informatiques dépasserait le stade du bricolage. Il pensait au contraire que la collaboration tous azimuts entre musiciens et scientifiques était une nécessité, pas seulement pour comprendre comment le son est constitué et le créer à volonté, mais aussi pour comprendre comment il est perçu.

Sa création de l’Ircam résultait ainsi du souhait d’explorer en profondeur de nouvelles pistes, en fournissant les moyens adéquats aux scientifiques et compositeurs qui souhaitaient se poser le même type de questions et prendre le temps d’y apporter de vraies réponses au lieu de se contenter d’accumuler les expérimentations. Il a ainsi recruté des informaticiens-musiciens de première force comme Guiseppe di Guigno, créateur de la machine de traitement de signal 4X, et Miller Pukette, inventeur de l’environnement de synthèse et de contrôle des sons Max/MSP, utilisé par Boulez dans plusieurs compositions majeures comme Anthèmes II et Répons avant de devenir un standard mondial. Il a encouragé et suivi d’autres travaux très variés, allant de la transformation de la voix à la modélisation mathématico-informatique d’instruments de musique pour permettre la synthèse de sons naturels en temps réel. Il a organisé un contact constant entre chercheurs, compositeurs et instrumentistes, donnant un grand rôle à l’ensemble intercontemporain. Les compositeurs qu’il a fait venir à l’Ircam pour travailler avec les scientifiques sont les plus célèbres de leur génération : Luciano Berio, John Cage, Gérard Grisey, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, et même Frank Zappa.

La question du temps en musique a toujours été centrale pour Boulez. Un de ses reproches aux musiques électroniques était le caractère inflexible de leur exécution, dû à la façon de produire les sons à partir d’instruments analogiques ou de bandes magnétiques. Il savait bien que ce qui fait la richesse d’une interprétation, c’est au contraire la liberté que prennent les interprètes avec le tempo et l’articulation en fonction de leurs intentions expressives. À l’Ircam, en développant des idées sur le temps réel que moi-même et d’autres chercheurs avaient introduites pour des raisons bien différentes, un jeune chercheur nommé Arshia Cont a résolu ce problème dans son logiciel Antescofo qui inverse précisément le traitement du temps : au lieu de suivre le tempo fixe d’une électronique figée, Antescofo détecte et prédit en temps réel le tempo des musiciens, alignant la partie électronique avec eux. Je n’ai rencontré Pierre Boulez qu’une seule fois, en 2010, au moment de la création de Tensio de Philippe Manoury, qui a beaucoup travaillé avec lui et est un grand utilisateur d’Antescofo. La réflexion que m’a faite Boulez était claire : « c’est exactement ce que je voulais depuis toujours ». Antescofo est maintenant utilisé partout, et j’ai eu la joie de présenter Anthèmes II par Hae-Sun Kang (violon) et Antescofo à Édimbourg dans le cadre de mes cours du Collège. Bien sûr, ce système s’appuie sur bien d’autres recherches faites à l’Ircam – par exemple, changer le tempo de sons enregistrés ou synthétisés sans changer leurs hauteurs ni leurs timbres est loin d’être simple.

C’est un grand mérite de Pierre Boulez d’avoir compris que la recherche devait se faire tous azimuts, et que des dizaines de problèmes scientifiques devaient être résolus pour que le musicien atteigne une nouvelle puissance créatrice. Et c’est maintenant, après des dizaines d’années de recherches, que compositeurs et musiciens peuvent vraiment en profiter. Tous savent ce qu’ils doivent à Pierre Boulez.

Gérard Berry, le 27 novembre 2016.


Références

Imprimée
Berry G., « Hommage à Pierre Boulez (1925-2016) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 116, 2018, p. 705-707.

Numérique
Berry G., « Hommage à Pierre Boulez (1925-2016) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 116, 2018, mis en ligne le 2 juillet 2018, https://doi.org/10.4000/annuaire-cdf.13739.