Louis Chevalier (1911-2001)
Monsieur l'Administrateur,
Mes chers Collègues,
Madame, Messieurs,
En 1958, dans la collection Civilisation d'hier et d'aujourd'hui, fondée par René Grousset, paraissait un livre flamboyant, Classes laborieuses et classes dangereuses, à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle. Louis Chevalier restera l'auteur inoubliable de ce chef-d'œuvre étrange et inclassable (P.-A. Rosenthal, J. Coulon). Professeur au Collège de France depuis 1952, Louis Chevalier infléchissait ici de façon essentielle la trajectoire de sa réflexion. À la confluence de l'histoire urbaine et de l'histoire de Paris, de l'histoire et de la littérature, Classes laborieuses et classes dangereuses semble aujourd'hui encore rassembler toutes les interrogations d'un moment de l'Histoire et de l'historiographie du XXe siècle. Du démographique au social, du social au politique, voilà confrontés les hésitations, les choix, les remords de la société des historiens français, les projets proposés et réalisés, les idées lancées et non reçues qui sont son lot.
S'il est commode de retenir ce moment pour rappeler ici le souvenir et la mémoire vivants de Louis Chevalier que certains ont croisé et connu mieux que moi — et c'est un de mes grands regrets — ce n'est pas sans se rendre compte que c'est un choix périlleux. Il met l'accent sur un coup d'éclat, mais il laisse dans l'ombre les processus et le terreau qui ont permis sa création, mais il infléchit trop nettement la trajectoire d'une vie et celle de l'élaboration d'une œuvre entre l'avant et l'après, entre ce qui est parfois occulté et ce qui est malheureusement entendu d'une manière qui n'aurait en rien convenu à la personne complexe et à la vie de Louis Chevalier, comme à ses idées enrichissantes. N'oublions pas ce qu'il a écrit dans ses mémoires (les Relais de Mer) qui sont surtout l'histoire des hommes pour le temps qu'il a vécu et sont faites, surtout d'histoires — au pluriel et en minuscule — : Malgré tout le labeur et le mérite des historiens, je ne crois guère à la résurrection des temps qu'on n a pas vécus, à moins que la littérature ne vienne leur donner un sérieux coup de main, leur apportant ce qui est absent des textes : les sensations, les passions, la vie. C'est là, tout autant qu'une originalité de position entre le milieu académique et la société politique et civile, un fil rouge auquel on peut se fier pour lire ensemble l'œuvre et la vie, une sensibilité qui ne sépare à aucun moment l'intelligence des choses et la matérialité des idées que Louis Chevalier observait dans les changements de la capitale et d'une société dont il ne partageait pas valeurs et choix. Si les villes peuvent aussi à leur façon mourir, comme il l'a souligné en reprenant les vers d'un poète oublié du Bas-empire Rutilius Namatianus, Cernimus exemplis oppida posse more (De Reditu suo, V, 414, L'assassinat de Paris, 1977, p. 1), c'est que les sociétés traversent dans l'Histoire des épisodes de fièvre et de crise dont elles se tirent avec plus ou moins de chance. L'historien Louis Chevalier se préoccupait de comprendre les mécanismes et les engrenages de ces moments et c'est la leçon qu'il a construite dans une trajectoire originale qu'il nous lègue, au Collège de France, et souhaitons-le, bien au-delà.
Cet engagement original dans les combats du présent se situe au terme d'un mouvement de formation, de réalisation, de production premier et d'activités intellectuelles et enseignantes riches, et comme tel méritant mieux que les remarques brèves qu'on lui a consacrées à l'été de sa disparition, en août 2001. Issu d'une famille modeste, passé par les lycées provinciaux et la Khâgne d'Henri IV, élève d'Alain, il intègre l'École Normale Supérieure en 1932. Il enseigne à Reims à partir de 1938. En 1941, le voilà Professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris qu'il ne délaisse pas totalement pour venir occuper ici, en 1952, la chaire au titre significatif d'Histoire et structures sociales de Paris et de la région parisienne (fondation de la ville de Paris). Derrière ce squelette chronologique, nous ne devons pas oublier la triple leçon impliquée dans cette traversée.
Louis Chevalier, de sa Vendée natale à Paris, du modeste village d'Aiguillon-sur-mer aux honneurs de la capitale, peut illustrer un élitisme républicain évident, une promotion éclatante. C'était à ses yeux une manière de lire comment un terreau rural, maritime, une tradition de familles maintenues sur place, mobilisées ailleurs, produit des descendants humbles ou illustres. Paysan, éleveur et entraîneur de chevaux, vétérinaire, négociant et marchand, marin du commerce, près de tous et un peu au delà, le cheval et la mer, la terre et la route, une fortune instable et médiocre dominent déjà ses premiers éveils. Venu de la France profonde, il était intuitivement armé pour comprendre le changement et les différences, les convenances ; ainsi dans le domaine religieux, et les ouvertures, ainsi l'école, au point, écrit-il, que raconter l'école c'est raconter, décrire tout Aiguillon : Tiens voilà les vaches qui passent, tiens voilà les enfants qui vont à l'école ou qui en viennent. À ses camarades et à ses maîtres, il doit l'expérience du village, du monde proche et lointain, de la vie. Là, sans doute, se noue ce qui, en 1952, devient affirmation consciente de la manière de faire et dire l'urgence et les chances d'un effort d'Histoire sociale. De l'après première guerre mondiale au dernier quart du vingtième siècle, le lien ne se rompt pas avec l'Aiguillon et un monde jamais perdu.
Le passage à Paris ouvre, on s'en doute, un autre champ d'expérience et il autorise une seconde leçon. De la Khâgne à l'Institut d'Études Politiques, Chevalier a rencontré, fréquenté, écouté des esprits éminents, des amis intelligents plus tard célèbres : André Siegfried, Roger Dion, Daniel Halévy, Georges Pompidou, Raymond Aron, Jean Stoezel illustrent tous un milieu intellectuel particulièrement attentif à l'évolution du moment et particulièrement enrichissant du point de vue de la réflexion historique, sociologique et philosophique. Décisif sans aucun doute, le passage à l'Institut National d'Études Démographiques après la tentative infructueuse d'entrer en 1942 à la Fondation Carrel. Louis Chevalier fait partie de l'équipe originelle rassemblée par Alfred Sauvy qui lui confie la responsabilité des travaux et publications du service historique et géographique de l'INED. Voilà qui situe Louis Chevalier, lecteur de Maurice Halbwachs auquel il rend hommage dans sa leçon inaugurale, dans une autre tradition, et voilà qui lui confère en France et dans le monde de l'après-seconde guerre mondiale, une position éminente en matière d'histoire des populations dans laquelle il intervient en expert plus particulièrement pour la revue Population. Il y rend compte de la Méditerranée de Braudel, de l'Histoire des populations françaises d'Ariès. En même temps, les cours du professeur et l'activité du démographe contribuent à faire entendre la voix de la discipline tant dans l'Université qu'ailleurs, il participe à la création de plusieurs enseignements démographiques dans les universités françaises, il rédige le manuel Dalloz consacré à la démographie (1951). C'est pourquoi certains liront encore au moment de sa parution Classes laborieuses et classes dangereuses comme un livre de démographe.